Le transhumanisme déchaîne les passions : entre fascination et illusion, il attire autant qu'il effraie.
Se pose une foule de questions :
Les technologies vont-elles sauver l'humanité ? Va-t-on réellement pouvoir améliorer l'être humain ? S'agit-il de science fiction ? La modification de l'ADN est-elle un progrès ? L'homme va-t-il devenir immortel ? Que vont devenir nos sociétés ? Et si le transhumanisme tombait entre de mauvaises mains ?
Autant de questions que le philosophe Luc Ferry tente de répondre dans son ouvrage "La révolution transhumaniste" paru aux éditions Plon.
Il a accordé un entretien exclusif à la Société Française de Gériatrie et Gérontologie, SFGG.
cardiac manifestations in auto-immune diseases by Dr Silini.pptx
Entretien exclusif avec luc ferry
1. LE TRANSHUMANISME
E N T R E T I E N E X C L U S I F A V E C L U C F E R R Y
INVERSER LE PROCESSUS DU VIEILLISSEMENT,
AMÉLIORER L’ÊTRE HUMAIN : LE
TRANSHUMANISME N’EST-IL PAS DÉJÀ EN
MARCHE DEPUIS DES ANNÉES AVEC LES
PROGRÈS FULGURANTS DE LA SCIENCE ?
Non. Le transhumanisme proprement dit est un mouvement tout
récent, notamment parce qu’il est étroitement lié aux progrès
accomplis dans le domaine de l’intelligence artificielle et des
biotechnologies au cours des années 90. Il a tout au plus une trentaine
d’années, et il repose sur 3 IDÉES qui n’ont strictement aucun rapport
avec les mirages eugénistes du siècle passé :
- La 1e idée, c’est que la médecine est désormais en mesure
d’ajouter au modèle thérapeutique, dont la finalité depuis des
millénaires était de soigner, une nouvelle dimension, celle de
« l’augmentation » ou de l’amélioration de certaines qualités de
l’espèce humaine. Que s’agit-il d’augmenter ?
- Pour l’essentiel, et c’est là la 2e idée, il n’est nullement
question de fabriquer un « surhomme » blonds aux yeux bleus, mais de
parvenir à augmenter la longévité humaine, de lutter contre le
vieillissement, non seulement en éradiquant les morts précoces,
comme on l’a fait de manière spectaculaire tout au long du XXème
siècle, mais en recourant au biotechnologies, à l’hybridation
homme/machine et à la médecine réparatrice pour faire vivre les
humains vraiment plus longtemps. Le but ultime serait de parvenir à
réconcilier jeunesse et vieillesse, à donner enfin tort au fameux adage
«si jeunesse savait, si vieillesse pouvait ». Nous pourrions alors voir naître
une humanité qui, à la fois jeune et vieille, riche d’expériences et
cependant pleine de vitalité, serait potentiellement moins stupide et
moins maléfique que celle qui a dévasté le XXème siècle à coups de
génocides et de totalitarismes.
SI LE
TRANSHUMANISME
CONDUIT À
L’ÉRADICATION DES
MALADIES
INCURABLES, NE
SERAIT-IL PAS
ABSURDE DE S’EN
PRIVER ?
Oui, évidemment. Et c’est
ici qu’on se trouve à mi
chemin entre
thérapeutique et
augmentation. Le Crisper
Cas 9, le fameux sécateur
d’ADN inventé par
Jennifer Doudna et
Emmanuelle Carpentier
en 2012/2013, permet
d’imaginer des thérapies
géniques dans l’embryon.
Or ces interventions dans
le génome qui ont déjà
commencé à être
accomplies en Chine se
situent à la fois dans la
logique de la médecine
traditionnelle (il s’agit de
soigner) et dans celle de
l’augmentation (on
modifie le génome)... Je
vois mal qui voudra s’en
passer le jour où ces
techniques seraient au
point et qu’on pourrait
éradiquer dans l’embryon
des maladies comme la
Corée d’Huntington ou la
mucoviscidose...
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"LE BUT ULTIME SERAIT DE PARVENIR À RÉCONCILIER
JEUNESSE ET VIEILLESSE, À DONNER ENFIN TORT AU FAMEUX ADAGE
«SI JEUNESSE SAVAIT, SI VIEILLESSE POUVAIT »"
2. LE TRANSHUMANISME
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INVERSER LE PROCESSUS DU VIEILLISSEMENT,
AMÉLIORER L’ÊTRE HUMAIN :
LE TRANSHUMANISME N’EST-IL PAS DÉJÀ EN MARCHE DEPUIS DES
ANNÉES AVEC LES PROGRÈS FULGURANTS DE LA SCIENCE ? (SUITE)
Pour le moment, rien ne prouve que ce soit
possible, mais on a par exemple déjà réussi à
augmenter de 30% la vie de souris
transgéniques en éradiquant leurs cellules
sénescentes et qui peut dire sérieusement à
quoi ressembleront les biotechnologies au
siècle prochain, voire dans 200 ans ? Ce qui est
certain c’est que la voie est ouverte et elle n’est
pas près d’être refermée.
- La 3e idée touche à la politique : après la
lutte contre les inégalités sociales menée par
nos États-Providence qui mettent en place des
dispositifs d’égalisation des conditions, le temps
serait venu de lutter aussi contre les inégalités
naturelles. La loterie génétique est aveugle,
amorale et injuste. Votre enfant se retrouve
porteur d’une malformation, frappé par un
handicap, une maladie génétique ?
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Vous n’y êtes pour rien, et si la volonté libre
pouvait corriger les calamités que la nature
dispense de manière aveugle aux humains, ne
serait-ce pas un progrès ? Il s’agit ici de passer
« de la chance au choix » (from chance to
choice), en clair : de la très injuste et très
hasardeuse loterie naturelle au libre choix de la
modifier par la volonté humaine.
Si eugénisme il y a, il est donc l’exact inverse de
l’eugénisme nazi : il ne s’agit pas d’éliminer les
plus faibles, mais tout à l’inverse, de réparer les
injustices qui nous sont infligées par une nature
dont la principale caractéristique est
l’indifférence.
"ET SI LA VOLONTÉ LIBRE
POUVAIT CORRIGER LES CALAMITÉS QUE
LA NATURE DISPENSE DE MANIÈRE AVEUGLE
AUX HUMAINS, NE SERAIT-CE PAS UN
PROGRÈS ?"
3. LE TRANSHUMANISME
E N T R E T I E N E X C L U S I F A V E C L U C F E R R Y
LE RECUL DE LA FIN DE VIE EST-IL POSSIBLE ?
UNE TELLE ÉVENTUALITÉ SERAIT-ELLE UN
CAUCHEMAR POUR L’ESPÈCE HUMAINE OU UN
PARADIS TERRESTRE ?
Ni l’un ni l’autre. J’observerai simplement quà par les suicidaires, même
les personnes âgées préfèrent la vieillesse à la mort. Le premier
problème à résoudre sera évidemment démographique. Quand
j’entends des gens dire que pour eux vivre 150 ans ou 200 ans, même
en bonne santé, serait une horreur, j’en suis enchanté. On aura besoin
de place et ceux qui voudront partir plus jeunes pourront toujours le
faire... Je plaisante, bien sûr, mais pas tout à fait...
QUELS PROBLÈMES
ÉTHIQUES POSE LE
TRANSHUMANISME ?
Le maître mot doit être ici
« régulation ». Que devrions-
nous autoriser ou interdire, et
surtout, qui pourra en décider ?
S’il y a danger, il se situe moins
dans le projet de corriger notre
ADN que dans la compétition
qui pourrait, faute de
régulation, s’instaurer entre les
nations, les armées et
finalement les familles,
compétition qui risquerait de
nous entraîner sans le vouloir et
hors de tout contrôle vers une
modification de l’espèce
humaine. Nous aimons tant les
débats Pour/Contre que nous
en venons à oublier que la
nuance dans la régulation est
l’essentiel...
Par exemple,
l’homosexualité relèverait
d’un tel désordre comme
l’affirme encore la
dernière édition du
Catéchisme de l’Eglise
Catholique, un ouvrage
dont je rappelle qu’il n’est
nullement un livre de
vulgarisation, mais au
contraire un condensé
méticuleux de la doctrine
officielle : « Les actes
d’homosexualité sont
intrinsèquement
désordonnés. Ils sont
contraires à la loi
naturelle. » (§ 2357). C’est
dans ce même esprit
« naturaliste » que la
famille ne saurait se
composer que de trois
acteurs : père, mère,
enfant. Deux pères et
deux mères n’y ont pas
leur place. Fabriquer
volontairement des
enfants sans père est
donc un crime de lèse
nature. Pour les mêmes
raisons, les PMA qui
autorisent l’être humain à
se prendre pour Dieu en
manipulant la vie sont
encore aujourd’hui
considérées par l’Eglise, y
compris pour les couples
hétérosexuels, comme
absolument « contraires à
la dignité humaine » (§
2377).
Vous comprenez bien
que dans cette
perspective, le
transhumanisme
apparaît à fortiori comme
une horreur.
POURQUOI A-T-ON PEUR
DU TRANSHUMANISME ?
LA CRITIQUE AU NOM DU
DIVIN ET DES RELIGIONS
Selon une logique développée
par exemple dans le Catéchisme
officiel du Vatican, il faudrait
prohiber aussi bien les PMA que
les manipulations génétiques ou
l’euthanasie. Dans tous ces cas de
figure, en effet, l’Eglise reproche à
l’Homme de se prendre pour
Dieu, de pêcher par hybris, par
orgueil et démesure, tout ce qui
touche au vivant appartenant à
Dieu et à Lui seul. Depuis Thomas
d’Aquin, la théologie catholique
est dominée par l’idée qu’il
existerait un ordre naturel des
choses et que ce qui contrevient
à cet ordre relève du « désordre »,
ce qui en fait a priori un mal.
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4. LE TRANSHUMANISME
E N T R E T I E N E X C L U S I F A V E C L U C F E R R Y
LA CRITIQUE AU NOM DES RELIGIONS (SUITE)
Dans un récent entretien accordé au Figaro, Pierre Manent, un
penseur catholique et traditionaliste, déclarait dans le même esprit :
« Recourir à la loi naturelle, c’est rappeler que nous ne sommes pas les
auteurs souverains du monde humain ». Et d’ajouter qu’avec la
« modernité » et les droits de l’homme nous avons la liberté sans la
communauté, mais avec le fondamentalisme, la communauté sans
liberté, seul le christianisme parvenant à harmoniser liberté et loi
naturelle. Je pense exactement l’inverse. Il m’apparaît d’abord que tout
ce que l’humanité a fait de grand depuis le siècle des Lumières est
pour l’essentiel artificiel, antinaturel et que, du coup, c’est à la liberté
éclairée autant que faire se peut par la raison et non à la nature de
poser des limites. Jamais nous n’aurions inventé ni la médecine
moderne, ni la démocratie, ni l’Etat providence qui protège les faibles
et les handicapés si nous prenions la nature comme modèle.
Car la logique de la nature, et sur ce point Darwin a raison, est
celle de la sélection naturelle. Les faibles et les handicapés n’y ont
aucune chance de survie. Comme le dit la sagesse africaine : « Si tu es
poursuivi par un lion, nul besoin de courir plus vite que lui, il suffit de
courir plus vite que ton voisin ». Et si d’aventure le voisin est affaibli,
blessé ou âgé, il sera aussitôt balayé dans la compétition cruelle
qu’impose la loi naturelle. La liberté est risquée, bien sûr, elle peut errer,
mais les innovations scientifiques et techniques doivent être régulées
au nom de l’intérêt général et du bien commun saisi et défini par la
raison, pas par la nature qui ne nous offre ici aucune boussole.
Nous avons connu au XXème
siècle des centaines de millions
de morts sans aucune
technologie d’aujourd’hui. Les 2
guerres mondiales ont fait
environ 80 millions de morts, le
communisme 120 millions, les
génocides n’ont cessé de
s’enchaîner depuis celui des
Arméniens jusqu’à celui des
Tutsi en passant par le
Cambodge ou la Shoah sans
aucune intervention de
l’intelligence artificielle ou des
manipulations génétiques.
LA CRITIQUE AU
NOM DE
"L'OUVERTURE À
L'ÊTRE"
Cette argumentation est
parfaitement développée
par Michael Sandel, le
philosophe américain
aujourd’hui le plus lu dans
le monde, dans son petit
essai intitulé "La perfection
en procès". Une troisième
critique, plus platement
politique, se déploie au
nom de l’anticapitalisme.
On la trouve notamment
chez Jacques Testart, et
plus généralement chez
les anciens trotskystes.
Ayant retrouvé leur
ennemi de toujours,
«l’affairisme américanisé »,
bien que perclus de
rhumatismes au physique
comme au mental, leur
haine atavique de la
liberté reprend du service.
C’est reparti comme en 14,
ou plutôt comme en 68 :
le Grand Capital serait
derrière toute cette
machinerie qui ne vise
qu’à recréer des inégalités
afin de mieux assurer
l'exploitation de l’Homme
par l’Homme. Bien plus,
c’est le fascisme, voire le
nazisme qui se
pointeraient à l’horizon, le
transhumanisme n’étant
que le nouveau nom de
l’eugénisme hitlérien,
«stade ultime du
capitalisme », selon
l’heureuse formule
Léniniste.
Je vous ai dit plus haut à
quel point cette lecture
était absurde.
Le problème, ce n’est pas la
technique, c’est la connerie et
la méchanceté humaines, hélas
bien naturelles. Seules des
décennies de démocraties ont
réussi à les atténuer dans la
vieille Europe. C’est cela l’enjeu
du XXIème siècle : comment
étendre pacifiquement la
démocratie au reste du monde
et ce n’est sûrement pas en
renonçant aux bienfaits de la
science et de la technique
qu’on y arrivera.
LE TRANSHUMANISME SE
TRADUIRAIT PAR UN
NOUVEAU POUVOIR DE
L’HOMME SUR L’HOMME :
COMMENT ÉVITER QU’IL
NE TOMBE ENTRE DE
MAUVAISES MAINS ?
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5. LE TRANSHUMANISME
E N T R E T I E N E X C L U S I F A V E C L U C F E R R Y
LA CRITIQUE AU NOM DE L'IMPOSTURE
Cette critique dénonce « l’imposture
transhumaniste » au nom de la « vraie science ».
À l’en croire, il serait impossible de dépasser
certaines limites génétiques, l’humain étant
programmé pour vieillir et mourir sans qu’il soit
possible de stopper les processus de sénescence
au delà d’un certain seuil. Le problème, c’est que
la recherche sur les cellules souche, la médecine
réparatrice, l’hybridation homme/machine, les
thérapies génétiques rendues possibles par le
Crisper-Cas 9, l’éradication des cellules
sénescentes et les nanotechnologies ouvrent des
horizons nouveaux à la recherche dont nul ne
peut dire aujourd’hui à quoi elle ressemblera dans
deux siècles, ce qui semble beaucoup à l’échelle
individuelle, mais qui n’est qu’un clin d’œil au
regard de l’histoire universelle. Du reste, si cette
argumentation était vraiment sûre d’elle-même, il
n’y aurait pas lieu de s’en faire à l’excès : le
transhumanisme ne serait qu’une fiction, une
lubie sans retombée réelle.
Cette critique défend l’idée qu’une vie non
limitée par la mort ou même seulement ouverte
sur un temps très long, perdrait tout son sens,
l’être humain étant voué à la paresse et à
l’inaction.
Je laisse ici de côté les problèmes factuels
touchant la démographie, l’écologie ou
l’économie politique, tous liés finalement à la
question de la surpopulation qu’engendrerait le
transhumanisme s’il atteignait ses objectifs.
Le problème posé à ces critiques,
quelle que soit ici ou là leur
pertinence, est double. Même en se
situant de leur point de vue, celui
d’une hostilité radicale, il est de fait
que la plus grande partie de la
population n’a aucune envie ni de
mourir, ni de vieillir. L’augmentation
des dépenses de santé, le succès de la
chirurgie plastique et des produits
cosmétiques en témoignent tous les
jours de manière éclatante. Les
bioconservateurs n’arrêteront jamais
les progrès qu’ils redoutent. En
plaidant sans effet réel pour leur
interdiction pure et simple, ils
risquent seulement d’occulter la seule
question qui vaille, non pas celle de la
prohibition, mais celle de la
nécessaire régulation. Les géants du
Net nous rendent des services dont
peu de gens veulent vraiment se
passer. Ils ont les GAFA, nous avons la
CNIL, or il nous faudrait les deux. A
défaut, nous mourrons avant l’âge,
certes républicains et fiers de l’être,
mais néanmoins colonisés par eux.
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LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE