1. Les rimes
1. Présentation de la rime
Le mot rime a longtemps désigné la forme versifiée en général (s'opposant à la prose);
ce n'est qu'au XIVe siècle que le sens moderne précis se serait imposé, et c'est au XVIe
siècle que l'on distingue nettement rime et rythme: les deux mots ont longtemps été
considérés comme formant un doublet sur l'étymologie de rythme ; or rime, attestéà la
fin du XIIe siècle, viendrait du francique rim, « série, nombre ».
La rime, en versification française, est fondée sur l'identité, entre deux ou plusieurs mots
situés en principe en fin de vers, de leur voyelle finale accentuée, « ainsi que des
phonèmes qui éventuellement la suivent » (H. Morier, Dictionnaire de poétique et de
rhétorique). Les phonèmes en amont peuvent également entrer dans le phénomène de
rime; dans ces deux vers de Baudelaire :
Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures
Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures !
la stricte homophonie de rime porte sur [yr], mais aussi s'enrichit des deux phonèmes
qui précèdent ([rs]), la rime est donc en [rsyr].
En général, la rime se trouve en fin de vers, ou, plus occasionnellement, à la césure ;
dans d'autres structures, comme celle de la poésie chinoise, elle marque le début du
vers. Certains poètes français - les Grands Rhétoriqueurs, ou encore des poètes
modernes comme Aragon - ont pu tenter de faire déborder la rime sur les premières
syllabes du vers suivant.
Dans la versification française, la rime a un rôle de structuration aussi bien du vers que
du poème entier. De nombreux théoriciens s'accordent à dire qu'elle marque la fin du
vers, mais l'unanimité n'est pas faite sur ce point. En revanche, chacun lui reconnaît une
réelle fonction organisatrice dans l'ensemble du poème.
La rime a également un rôle associatif. Elle souligne la structure sémantique du poème
par des répétitions fondées sur les signifiants, qui permettent de rapprocher des signifiés
autrement étrangers l'un à l'autre: il est fréquent que les mots-clés d'un poème se
trouvent à la rime. L'effet de ces rapprochements est d'autant plus fort que les deux
mots mis en présence sont différents : ni opposés, ni synonymes, ni associés dans des
clichés, mais tels que leur contact soit une surprise.
Le système des rimes est la forme la plus régulière de récurrence phonique dans les vers
français. Du XIIIe au XIXe siècle a été constamment observé, à quelques nuances près;
un siècle, la rime a pu être sérieusement remise en question, en particulier dans les
règles complexes de pureté qui ont marqué la période classique, mais elle n'a pas pour
autant disparu de la poésie française.
L'usage de la rime n'est pas un phénomène universel en matière poétique: on ne la
trouve pas, ou à titre exceptionnel dans les poésies grecque et latine; dans la poésie
anglaise, est due à l'influence française. On a même pu se demander s'il n'y avait pas un
lien de cause à effet entre le caractère syllabique de notre versification et l'apparition
d'un système d'homophonies en fin de vers. C'est en effet la poésie latine chrétienne qui
institue le système des homophonies finales ; des inscriptions sémitiques et des poèmes
hébraïques rimés auraient inpiré cette nouveauté, introduite dans le domaine latin grâce
aux Chrétiens d'Afrique. Tout d'abord, c'est l'assonance qui prédomine, puis au VIIIe
siècle, la rime apparaît de manière régulière, et il faut encore attendre trois siècles pour
la trouver sur deux syllabes. En langue vulgaire, elle ne commence à prendre sa place
qu'au début du XIIe siècle, et ne l'emporte sur l'assonance qu'au XIIIe siècle, d'abord
dans les grands genres, puis dans la poésie populaire. G. Lote remarque que le
développement de la rime s'est fait au moment où commençait à régresser
l'accompagnement mélodique des vers.
Très tôt s'est posé le problème des rimes féminines, car l'e atone final ne constituait
pas un appel phonique suffisant ; c'est pourquoi on se trouve d'abord plutôt en présence
de rimes masculines et d'assonances. Puis la rime féminine (le nom est dû à l'analogie
avec la terminaison la plus fréquente des mots féminins) s'impose peu à peu, entraînant
l'usage du principe de l'alternance, à partir des XIIe – XIIIe siècles.
2. On ne cherche à enrichir les rimes qu'à partir du XVe siècle, et l'on répète volontiers les
mêmes dans un même poème, comme en témoignent les formes fixes en vogue à cette
époque.
Les Grands Rhétoriqueurs sont particulièrement connus pour leur ingéniosité à orner et à
enrichir la rime. Ils ont inventé quantité de procédés formels fondés sur des jeux de
signiflants, dont la plupart ont été dédaignés par la Pléiade et la période classique, mais
la tradition en a été reprise par certains poètes depuis un siècle.
2. Étymologie
Le mot est né au XIIe siècle ; il est probablement emprunté du latin rhythmus, qui a pris
en latin médiéval le sens de « vers » et fut appliqué ensuite à la rime proprement dite ;
le genre féminin de rime, dû à la forme du mot, apparaît dès les premiers textes, dit le
dictionnaire de Bloch-Wartburg. Mais alors pourquoi « rythme », doublet de rime, et qui
se termine aussi par un e féminin, est-il resté masculin ? La rime est un rythme
phonétique mais environné d'une auréole de grâce et de charme qui lui a valu, selon
nous, ce caractère féminin. Il existe une loi d'expressivité qui agit constamment, dans
l'évolution de la langue, sur quelques mots privilégiés, et motivé des métamorphoses que
le Iinguiste laisse en général inexpliquées. C'est le cas ici. Le rythme, lui, a un caractère
dyamiyue énergique, qui justifie amplement, son caractère masculin. Né masculin, il l'est
resté.
3. Nécessité de la rime
Née de l'affaiblissement de la prosodie latine, après que se fut perdu le sentiment des
longues et des brèves, elle parait essentielle au français.
Elle est en elle-même une sorte particulière d'accent, en tant qu'elle est constituée de
sons remarqués ou remarquables : elle est un accent phonétique. C'est dire que la
rime ne saurait se contenter de sonorités banales et qui passent inaperçues, sans trahir
sa mission qui est de se faire entendre, de ponctuer le vers soit en frappant soit en
charmant l'oreille. C'est pourquoi la poésie pure n'a cessé, de Théophile Gautier à Valéry,
de faire chanter la rime.
4. Qualité de la rime
Que dire de la richesse de la rime ? Une rime en -astre est plus riche qu'une rime en -
acte, parce qu'elle est constituée d'un plus grand nombre de sons identiques. On pourrait
calculer la richesse des rimes en comptant deux unités pour la voyelle accentuée, qui est
le son dominant, et une seule unité pour chaque phonème d'appui: ainsi, la rime de
gifl(e) et siffl(e) représente un coefficient de 4 ; « Agate » et « Galate » donneraient le
même coefficient. Cela nous permettrait, de nous faire une idée approximative de la
richesse des rimes chez tel ou tel poète, dans telle ou telle partie de son œuvre, puis de
voir s'il a évolué, et dans quelle mesure.
On appelle rimes riches ; en général, des rimes dont la voyelle est précédée d'une
même consonne d'appui, comme dans «image» et « hommage ». En réalité, c'est le
nombre des sons homophones entourant, la voyelle accentuée qui décide de la richesse :
«Minerve» et « réserve » riment plus richement que « sève » et « rêve ».
Une voyelle d'appui dans la syllabe précédente donne à la rime une richesse
supérieure, à notre avis, à celle que donne une consonne d'appui ; en effet, la voyelle est
un son plus audible ; pendant longtemps, la poésie s'est contentée de l'assonance,
prouvant, par là que la voyelle était, pour elle, la note dominante. Ainsi « harem » rime
richement avec « Jérusalem », et de même pour «aurore» et « sonore », « rivage » et
« image ». La rime peut s'appuyer sur deux voyelles antécédentes ; elle paraît éclatante
dans «galopin» et « maroquin », sans aucune consonne d'appui.
Une rime très riche sera constituée de deux syllabes homophones moins un phonème :
comme dans patin et matin, ambroisie et cramoisie. Une rime léonine présente deux
3. syllabes homophones complètes, comme dans railleur et ferrailleur, sultans et insultants,
« afin qu'elle se parât », et « en habit d'apparat ».
La longueur de la voyelle joue un rôle important : elle sera d'autant mieux entendue, a
remarqué Georges Lote (L'Alexandrin d'après la phonétique expérimentale, p. 78) qu'elle
est longue : onde et monde sonnent plus heureusement à l'oreille que flot et îlot.
Plus développées, les rimes deviennent excessives ou tournent au calembour. Je ne dis
rien des rimes qui remontent de syllabe en syllabe jusqu'à rendre les vers tout entiers
homophones : ces vers holorimes sont, de pures plaisanteries. Chacun connaît, ce
distique :
Gall, amamt de la reine alla, tour magnanime,
Galamment de l'arène à la tour Magne, à Nîmes.
On connaît moins ce distique holorime de l'école parnassienne, où la poésie a trouvé le
moven de survivre :
Dans ces meubles laqués, rideaux et dais moroses,
Danse, aime, bleu laquais, ris d'oser des mots roses.
On l'attribue parfois à Théodore de Banville. Serait-il de Marc Monnier, qui excella, si l'on
peut dire, dans ce genre acrobatique ?
Ce qui fait la qualité d'une rime, c'est la nature même des timbres qui la composent.
Des rimes en -ange expriment la douceur d'âme ; des rimes en -ume la douceur
parfumée, un mouvement de fumée et de brume ; les rimes en -ise une finesse
délicieuse; des rimes en -euse, -èse, -ase un alanguissement lumineux, un glissement de
métamorphose, une transparence ; des rimes en -onge, une humidité élastique, un
prolongement de rêves enténébrés... Des rimes en -acle auront une vigueur militaire ;
des rimes en -at, de la chaleur et de l'éclat ; des rimes en -el, -ège peindront l'une la
clarté blanche, l'autre un mouvement doux et continu. Il ne s'agit plus ni de rimes riches
ou pauvres au sons ordinaire du terme : c'est le chant même de la rime qui compte ;
est-elle en harmonie avec l'âme du vers ? C'est là toute la question.
La rime a l'immense mérite de contraindre le poète à penser par séries
associatives sonores. Chercher une rime, c'est faire passer dans son esprit, tout, un
cortège de sonorités sœurs, de sorte qu'il s'établit dans la pensée des familles de mots
unies par une magie musicale.
Qu'on le veuille ou non, si l'on est sensible, on en subit l'envoûtement, et cela dépasse à
la longue le cadre de la poésie, car tout un peuple lit, au moins à l'école, des poésies. Et
les fils subtils et forts liés par le poète tissent leur toile dans la pénsée de la langue...
Quand Mme Necker répugne à employer un mot qui finit en -ogne, elle raisonne comme
un poète... Quand une terminaison on -ose nous paraît parfumée, nous devinons à
travers elle les exhalaisons de la rose... Le commerce même s'en mêle... Et la richesse
de l'or se dépose sur les marques de fabrique, donnant des plumes « Stylor », des porte-
mine « Ecridor », des bas de linon « Galbor »... La poésie a envahi la prose.
Par ailleurs, il faut bien noter que certaines sonorités sont banales, dans toutes les
langues, pour y être trop répandues. C'est le cas de la voyelle -é en français. En
conséquence, le poète doit éviter les rimes on -é, à moins qu'elles ne soient relevées par
un groupe de consonnes original : céleste, peste; Ludesque, grotesque; Electre, spectre.
Le principe est simple. Lorsqu'une rime est représentée par un grand nombre de mots,
elle est banale : on ne fera jamais rimer deux mots en -ique sans tomber dans la facilité
et le commun. Qu'on ouvre un Dictionnaire de rimes : plus une liste de rimes est courte
(voir par exemple Ies mots en -ifle. -ègle, -ongre, –asque), plus les mots qui la
composent auront de prix pour la poésie — à moins que la sonorité même ne nuise à leur
valeur (goinfre, -ogne) : — « hydre » et « clepsydre » seront moins ternes que « évidé »
et « élucidé ». Il faut éviter les rimes attendues, « amour » et « toujours », « campagne
» et « montagne », ainsi que les composés: « vu » et « entrevu », « temps » et «
longtemps », etc. C'est souvent le rapport éloigné de deux rimes qui fait leur charme :
faites rimer « écho » avec « San Francisco », « arlequin » avec «marasquin», ou, comme
Cocteau, « soldat » avec « soda ». Boileau le savait bien, lui qui fait rimer « Cusco » avec
« coco », « chose » avec « Potose » (Epître V), « le Leck » avec « à sec », « disposée »
avec « Zuiderzée » (Epître IV)!.
4. 5. Succession des rimes
A part les rimes plates ou suivies (aa, bb, cc), les rimes croisées ou alternées (abab,
cdcd), les rimes embrassées (abba , cddc), on peut citer :
Les rimes annexées, qu'on appelle aussi tantôt concaténées, tantôt fraternisiées
ou fratrisées; elles joignent la fin d'un vers au début du vers suivant, selon le schéma:
Rimes annexées
-----------------------------
---------------- a
a ---------------------------
---------------- b
b ---------------------------
---------------- c
c ---------------------------
------------ etc.
Exemple
Playsir n'ay plus, mais vy en
desconfort
Fortune m'a remis en grand'
douleur:
L'heur que j'avoye, est tourné
en malheur,
Malheureus est qui n'ha aucun
confort.
(Clément Marot, Sébillet, Art poétique françoys, 1548, p. 196)
Les rimes internes ou brisées, qui sonnent à la fin de l'hémistiche et à la fin du vers
:
Rimes internes ou
brisées
--------------------- a -----
---------------- a
--------------------- b -----
---------------- b
--------------------- c ------
--------------- c
--------------------- d -----
---------------- d
Les rimes batelées, dans lesquelles la fin du vers trouve son écho à la fin de
l'hémistiche suivant :
Rimes batelées
-----------------------------
---------------- a
--------------------- a -----
---------------- b
--------------------- b -----
---------------- c
--------------------- c ------
------------ etc.
Les rimes sénées, ainsi nommées lorsque chaque vers commence par le même ou
les mêmes phonèmes :
Rimes sénées
a ------------------------------------------
---
b ------------------------------------------
5. ---
c -------------------------------------------
--
d ------------------------------------------
---
... ou encore lorsque tous les mots du vers ont la même initiale :
Exemple
C' c'est clément contre
chagrin cloué;
E, est Estienne esveillé,
enjoué..
(Clément Marot, Sébillet, Art poétique françoys, 1548, p.199)
Auquel cas on appelle aussi cette « rime » ingénieuse, et les vers ainsi formés sont dits
lettrisés.
Ce sont les stabreime de l'ancienne poésie germanique.
Les rimes couronnées, deux fois répétées à la fin du vers :
Rimes annexées
-----------------------------
------------- a - a
-----------------------------
------------- b - b
-----------------------------
------------- c - c
-----------------------------
------------- d - d
-----------------------------
------------- e - e
-----------------------------
------------- f - f
Exemple
La blanche colombelle
belle
Souvent je vay priant
criant :
Mais dessoubz la cordelle
d'elle
Me guette un œil friant
riant
En me consommant et
sommant
A douleur qui ma face
efface :
Dont suy le reclamant
Amant
Qui pour l'outrepasse
trespasse
(Clément Marot, Sébillet, Art poétique françoys, 1548, p.200)
Les rimes triplées (a a a, b b b, etc.) proscrites de la poésie classique qui aime trop
la sobriété pour ne pas estimer abusif le nombre de trois, ont été souvent en honneur
dans la strophe romantique. Chez Victor Hugo la strophe du « Pas d'armes du roi Jean »
nous en offre un exemple :
Ababcccb
Ça, qu'on selle,
Ecuyer
6. Mon fidèle
Destrier.
Mon cœur ploie
Sous la joie
Quand je broie
L'étrier!
Lamartine a choisi pour son cantique « À l'Esprit saint » une strophe de onze vers ainsi
constituée: a b a b c c d e e e d. Hugo, lui, construit une strophe de douze vers, dans le
fameux poème :
Oh! demain, c'est la
grande chose!
De quoi demain sera-t-il
fait?
... avec deux séries de triples rimes, selon le schéma : a b a b ccc d eee d.
Partout ces rimes expressives sont la marque du goût romantique pour l'abondance.
Les rimes emperières, qui apparaissent trois fois de suite dans le même vers ; ce
n'est qu'une amusette de rhétoriqueur :
Que ce remords, Mort,
mord !
Ah! oui, ris-t'en, Temps,
tant !
Et si j'ahanne, âne !
Anne,
C'est que mon bât bat
bas
Et qu'il me blesse.
Laisse ! laisse !
6. Alternance des rimes
Elle fut mise à la mode par Octavien de Saint-Gelais (vers 1498 -1500). Ses Epîtres
d'Ovide, publiées en 1500, font en effet alterner les couples de vers masculins et les
féminins. Mais, des les XIIe et XIIIe siècles, l'alternance des rimes masculines et
féminines apparaît, dans la poésie lyrique provençale et dans la française. L'auteur des
Leys d'Amors écrit : « E no reputam a vici si hom en novas rimadas pauza ad una ni a
quatre o. vj. o mays bordos termenans en accen greu solamen, o en accent agut, cant
que depueysh aysso no continue. En autres dictatz quo deguesson haver so, seria be
vicis ». Ce qui veut, dire: « Nous ne considérons pas comme une faute dans la poésie
narrative une série de quatre ou six vers, ou plus longue encore, de rimes exclusivement
féminines ou masculines, pourvu que cela ne soit pas poussé trop loin. Dans les
compositions qui doivent être mises en musique, ce serait une faute ». La musique
serait donc à l'origine de l'alternance. Et c'est bien ce que l'on observera dans la
plupart, des sonnets que Ronsard a fait mettre en musique. E. Deschamps, dans son Art
de Dictier (c'est-à-dire Art poétique), recommande de mêler dans la ballade, autant que
possible, les vers masculins et les féminins. Certes, it s'agit là d'un mélange dont le
dosage est laissé au goût du poète, plutôt que d'une alternance rigoureuse. Les premiers
poèmes pour lesquels on voit prescrire l'alternance sont des poèmes à forme fixe : la
ballade, le chant royal, le serventois, les chansons amoureuses, les sotes chansons. Et
c'est dans le traité de Molinet, rédigé antérieurement à 1493, que l'on voit présentée,
pour la première fois, comme obligatoire, la règle de l'alternance, mais seulernent pour la
riqueraque.
Certains ont fait à Pierre Fabri l'honneur d'avoir formulé la règle actuelle de l'alternance,
mais Fabri ne l'applique guère qu'à un seul poème, savoir le chant royal. En revanche,
l'auteur anonyme de L'Art et Science de Rhétorique vulgaire, publié en 1524 ou 1525,
réclame instamment l'alternance pour les poèmes à rimes suivies : tous les exemples de
son traité sont assujettis à la nouvelle règle ; nous avons là l'opinion d'un théoricien,
enfin! Mais il faut se souvenir que le théoricien a été devancé par le poète : C'est bien
7. Octavien de Saint-Gelais qui paraît avoir pratiqué le premier et de façon régulière, la loi
de l'alternance. Louis de Ronsard, père du grand poète de La Pléiade, a pu admirer chez
Saint-Gelais, les beautés de l'alternance et Ies faire apprécier à son fils, aux alentours de
1520.
7. La rime et la prose
Vaugelas est l'un des premiers qui aient proscrit les rimes, et avec la dernière rigueur, de
la prose ordinaire. Le XVIIe siècle avait des raisons pour cela : il obéissait au goût
profond pour l'ordre et la distinction des genres ; aimant par-dessus tout la simplicité et
la pureté, il abhorrait le mélange et la confusion. Voici en quels termes les Remarques
sur la Iangue française (1647) parlent de la question qui nous occupe :
Je ne doute point que si la rime n'eust pas été un des partages [apanages] de nostre
Poësie, lequel il n'est pas permis à nostre prose d'usurper, y ayant do grandes barrières
qui la séparent l'une de l'autre, comme deux mortelles ennemies, ainsi que Ronsard les
appelle dans son Art Poétique, nous aurions souvent cherché la rime, au lieu que nous
l'évitons ; car pour en parler sainement, comment se peut-il faire que la rime dans nos
vers contente si fort l'oreille et que dans notre prose elle la choque jusqu'à luy estre
insupportable? Il faut nécessairement avouer que de sa nature la rime n'est point une
chose vicieuse, ni dont le sens offense l'oreille, et qu'au contraire elle est délicieuse et
charmante, mais que le génie de notre langue l'ayant une fois donnée en appanage... à
la Poësie, il ne peut plus souffrir que la prose... l'usurpe et passe les bornes qu'il leur a
prescrites comme à ses deux filles, qui néantmoins sont si contraires l'une à l'autre, qu'il
les a séparés et ne veut pas qu'elles ayent rien à desmesler ensemble. (Recueil d'Arts de
Seconde Rhétorique, et Monuments de la Littérature romane, p.238)
Ailleurs, dans le même ouvrage, Vaugelas va jusqu'à bannir de la prose non seulement la
rime, mais encore l'assonance !
Les écrivains français n'ont, pas toujours suivi ces conseils... Un petit exemple suffira
peut-être à montrer dans quelles circonstances la prose se permet de recourir à la rime.
Alfred de Vigny, dans Laurette ou le Cachet rouge, écrit cette phrase où se retrouve
réfléchi le mouvement des eaux :
Il faisait une chaleur étouffante : elle (Laurette) se sentait bercée avec plais ir par le
mouvernent du navire et paraissait déjà commencer a s'endormir...
8. . La rime pour l'œil
Dans un autre passage de ses Remarques, Vaugelas écrit, toujours à propos de la rime
en prose:
Cependant je m'étonne que si peu de gens y prennent garde, et que plusieurs de nos
meilleurs écrivains qui par la douceur de leur style charment tout le monde, ne
s'apperçoivent pas da la rudesse de ces rimes. Il y en a qui ne font point de difficulté de
dire, par exemple, davantage le courage, etc., et de faire d'autres rimes semblables,
comme s'ils n'avaient ni yeux ni oreilles pour voir en lisant, ou pour ouïr en écoutant la
difformité et le mauvais son qui procède de cette négligence. (Recueil d'Arts de Seconde
Rhétorique, et Monuments de la Littérature romane, p.235-236)
Il est intéressant de remarquer ici que Vaugelas attribue déjà de l'importance à l'aspect
visuel de la rime. Thibaudet l'observa bien plus tard, écrivant :
La rime de Mallarmé est toujours pour l'œil. Il est fidèle simplement à la tradition de la
poésie française, qui est, depuis Malherbe (« Il voulait, dit Racan, qu'on rimât pour les
yeux aussi bien que pour les oreilles » ) une poésie écrite et imprimée. (La Poésie de
Mallarmé, p.194)
Il est certain d'autre part que nous nous trompons, et que Thibaudet se trompe avec
nous, lorsque nous nous imaginons que tu fis ne rime que pour l'œil avec mon fils, dans
les ouvrages du XVIIe et de la première moitié du XVIIIe siècle ; on prononçait fi, comme
avri pour avril, comme Vénu pour Vénus. Et Littré indique encore la prononciation, toû
pour l'adverbe tous, en plein XIXe siècle. Quoi qu'il en soit, il est certain que la forme
8. écrite joue un rôle expressif, et non pas seulement à la rime. Pour Hugo, le Z de Zeus
figure l'éclair. « L'Ebauche d'un Serpent » doit quelque chose à la forme sinueuse de l'S,
bien mis en évidence dans la majuscule. Le tréma, qui figure un début de ciel étoile,
sème sur Noël une poésie incomparable ; « Nohel » serait une profanation. Mais le
mauvais goût triomphant avec l'époque moderne, on a dégradé le poète et la poésie en
les privant de ce poudroiement d'idéalité... Quand reviendrons-nous à « poëte » et à
« poësie » ? Qui nous rendra les « Plëiades » ? Qui restituera le calice royal de l'« y »
dans ce mot de « lis » démocratisé ? Mais où sont les neiges d'antan?... On peut rêver
sur la sveltesse de l'I majuscule, la courbe concave du G, le double coup de dague du
tréma dans « haïr », les dents acérées du « caraïbe » ou du « caïman »... Sur le T du
Trident de Neptune, sur l'A de l'Atlas, l'M de Montagne, ou l'O de globe, la bouche d'or de
saint Jean Chrysostome, sur les m et les n de la mer qui moutonne, monotone. La poesie
n'est-elle pas faite de rêve, et le propre du rêve n'est-il pas de détendre les liens logiques
pour lancer les fils de sa toile d'un extrême à l'autre de la pensée ? Il n'est pas de poésie
sans tension conceptuelle entre les bornes d'un esprit détendu.