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Guide méthodologique

         Raisonner juste et objectivement en
               matière d'alimentation
                                        Par Bruno Parmentier


       Qu'est-ce que l'objectivité sur une matière où l'observateur (nous-mêmes) est partie
prenante ? En effet, en matière d’alimentation, chacun peut croire aisément qu’il domine
intellectuellement le problème et peut énoncer en société des considérations générales de
façon tout à fait objective, puisqu’il « domine » son assiette. Or, indépendamment du fait qu’il
ne la domine que d’à peine quelques centimètres, chacun d’entre nous est juge et partie, donc
particulièrement enclin à émettre les raisonnements les plus subjectifs. Au café du Commerce,
au restaurant du coin ou invité à dîner chez notre beau-frère, sommes-nous capables d'émettre
un jugement à peu près fondé sur ce qu'on nous sert à manger ? C’est bien moins évident qu’il
n’y parait.
      D’où ce petit détour sur quelques fautes logiques, faciles à relever chez les autres et
dans d’autres domaines, mais qui sont moins aisément détectables lorsqu’il s’agit du vivant et
de la nourriture, ce « non soi » que l'on ingère pour qu’il devienne « soi ».
      Notons cependant qu’il ne faut pas confondre la « pratique de la logique » et la
« logique de la pratique ». La pratique quotidienne, en particulier en matière d’alimentation,
choisit souvent d’ignorer la logique formelle, pour se trouver une efficacité de base, un guide
pratique pour l’action, sans se prendre la tête. D’une certaine manière, elle invente une « autre
logique » qui vaut d’abord pour son efficacité, car elle permet d’agir « en pilote
automatique » sans en permanence tout soupeser, tout remettre en question.

La confusion entre coïncidence et causalité.
       Ce n’est pas parce que deux phénomènes arrivent l’un après l’autre (ou simultanément)
qu’il y a nécessairement un lien de cause à effet entre les deux. Ceci est particulièrement vrai
sur le vivant où les causalités sont toujours multiples et où les rétroactivités sont
particulièrement complexes. Des affirmations comme : « j’ai perdu l’émail de mes dents à
cause de ma grossesse » au lieu de : « j’ai perdu l’émail de mes dents pendant ma grossesse »
sont très fréquentes. Autre exemple, les deux affirmations : « les femmes qui boivent du vin
rouge aiment plus le sexe que les autres » et « le vin rouge améliore la vie sexuelle des
femmes »1 ne signifient pas du tout la même chose. La première évoque une corrélation et la
deuxième une implication. Les femmes qui boivent plus de vin auraient une vie sexuelle plus
intense, soit. Mais ce n’est pas forcément parce qu’elles boivent du vin. Cela peut tout
simplement être dû au fait que les femmes qui savent profiter de la vie s’épanouissent plus
sexuellement et boivent davantage de vin, alors qu’une personne plus inhibée boit moins et
reste sexuellement plus sage.
      Si parfois nos sens ont souvent raison quand ils nous font dire que « si j’ai été malade
cette nuit, c’est à cause du poisson que j’ai mangé hier soir », il ne nous faut jamais oublier
qu’ils sont extrêmement subjectifs. Si cela se trouve, c’est l’eau utilisée pour la soupe qui était
mauvaise. Mais on a vomi du poisson, car c’est ce qui restait dans l’estomac.



1
 Deux affirmations issues d’une étude italienne du Dr Mondaini, auprès de 798 femmes de 18 à 50 ans, vivant
dans la région de Chianti en Toscane, publiée dans The Journal of Sexual Medicine, Oct. 2009
                                                                                                         1
A l’inverse, la psychanalyse nous a fait comprendre que, finalement, peu de choses
n’arrivent complètement pas hasard ou par pure coïncidence et que le champ des causalités
peut être étendu assez largement. Est-ce que Pierre a mal au ventre à cause du poisson du
diner d’hier (et dans ce cas pourquoi son ami se porte-t-il comme un charme ?) ou bien parce
que les réflexions de son patron lui sont « restées sur l’estomac » ? Est-ce que Louise est
tombée parce qu’elle a glissé, ou parce que sa peur de se lancer dans ce nouveau projet l’a
empêchée de garder l’équilibre ? Voire même, est-ce que Paula est malade parce qu’elle a
mangé des fruits comportant des résidus de pesticides, ou parce qu’elle s’est persuadée qu’elle
devait forcément l’être, son corps rendant ainsi hommage à ses convictions ?
      De même, la simultanéité peut parfois être revue à la lumière de l’inconscient : si
quelqu’un à qui on vient de penser nous appelle justement au téléphone, cela peut être à cause
d’une sorte « d’ajustement des inconscients ». En matière de sciences du vivant, il est donc
très difficile d’établir une relation de causalité directe, et donc d’émettre des affirmations
péremptoires ; en général on a affaire à tout un faisceau de causalités multiples et fort
enchevêtrées.

L'anthropomorphisme
       L'homme projette souvent sur la nature ce qu'il ressent pour lui-même, en prêtant des
caractères typiquement humains à des animaux ou des choses. Ce type de discours parle à
notre être intime, et possède une grande force de conviction, même s'il n'a aucune base
scientifique. On croit ou on présente pour vrai ce qui ressemble à l'homme. C'est ainsi qu'on
se prend à avoir des raisonnements du type : « Le sol ne veut pas être labouré, il a horreur
d'être nu et il veut être nourri. C'est parce qu'il a l’instinct de conservation qu’il se couvre et
produit pour cela de la végétation », ou au contraire « la terre est trop sèche et stressée, elle a
besoin qu’on la retourne et qu’on la gratte pour s’épanouir à nouveau ». En matière de
relations aux animaux, les amalgames sont évidemment encore plus fréquents : « J'ai froid, je
vais mettre un manteau à mon chien pour l’emmener faire sa promenade », ou encore : « La
poule est plus heureuse lorsqu’elle dispose d’espace pour se promener », et même « c’est une
honte de laisser les vaches dehors sous la pluie », sans parler de la revendication
« d’humanisation des abattoirs ».

L'effet de proximité.
       Les journalistes connaissent bien la célèbre loi du « mort au kilomètre » : un blessé dans
un accident de vélo dans son village est plus important qu'une guerre qui démarre aux
antipodes, là où on ne connaît personne. Cet effet de loupe fonctionne de façon tout à fait
caricaturale pour la nourriture que l'on va insérer dans son propre corps, car on ne peut pas
faire plus proche : un cheveu dans son assiette au restaurant, un ver dans sa pomme, ou son
estomac qui ballonne après-dîner peuvent nous gâcher plus sûrement la soirée qu'une émeute
de la faim au Burkina Faso, et nous motiver fortement pour agir le lendemain. Notre ventre
est, comme chacun sait, au centre de notre propre monde.

La maîtrise concrète des statistiques et des probabilités.
       Le type de raisonnement statistique est contre intuitif et on a beaucoup de mal à
l'appliquer dans la vie de tous les jours. Exemple : tout le monde sait que fumer est très
mauvais pour la santé et augmente beaucoup les risques de cancer, mais chacun sort le cas
emblématique de son oncle Théodule qui se porte comme un charme à 90 ans après avoir
fumé toute sa vie un paquet de cigarettes par jour. On met donc en doute la fiabilité de ces
données, car un exemple proche et vécu doit bien signifier quelque chose (alors qu’on
pourrait tout aussi bien observer qu’il n’y aura bientôt que lui qui aura survécu, puisque la
majorité de ses amis fumeurs sont déjà morts mais qu’il lui reste encore plusieurs amis non
fumeurs). Contrairement à une idée largement répandue, il n'y a qu'une petite partie des
Français qui maîtrisent vraiment les pourcentages et les proportionnalités, malgré
l'omniprésence de ces chiffres dans la presse. Dans ce contexte, les statistiques appliquées à
                                                                                             2
d'autres, c'est déjà fort compliqué ; mais ces mêmes statistiques appliquées à soi-même, sa
propre alimentation et sa propre santé, ou à la perception des risques que l’on courre, sont
intellectuellement très difficiles à saisir. D'autant plus qu'elles ne permettent pas de répondre à
la seule question qui intéresse vraiment : « qu'est-ce qui va m'arriver à moi demain, dans
quelle catégorie est-ce que je me situe » ?

La confusion des plans.
      On analyse dans ce cas les phénomènes naturels selon un angle moral plutôt que suivant
un raisonnement scientifique. On présente alors pour vrai que ce qu'on pense être bien ou ce
qu'on trouve sympathique2 ; le débat n’est plus entre arguments scientifiques mais entre les
« pro » et les « anti ». Par exemple, telle personne pense que les OGM sont un mal, et
sélectionne donc les seuls arguments selon lesquels ils seraient dangereux pour la santé. On
voit alors des faucheurs d’OGM opérer cigarette au bec avant d’aller fêter leur bon coup
autour d’un apéritif tout en pensant qu’ils ont fait là globalement un acte positif pour leur
santé3. Tel autre estime qu'ils sont un bien, et du coup nie farouchement que ces mêmes OGM
puissent présenter quelque danger que ce soit, et demande une liberté totale de tous en la
matière. Les médias accentuent considérablement le phénomène, tant ils aiment à diffuser des
débats programmés d’avance entre des gens dont l’opinion est censée se résumer à une
étiquette antagoniste « pour » ou « contre ».

Le détournement d'une cause.
      On admet pour vrai ce qui est conforme à ses intérêts, ou, dit en d'autres termes, on
adopte les idées qui nous arrangent. C'est ainsi qu’en matière d’agriculture les idées
dominantes dans les grands pays agricoles comme la France sont assez différentes de celles
qui ont cours dans les pays où ce n'est pas un souci premier comme la Grande-Bretagne, et a
fortiori dans les pays d'Afrique ou d'Amérique latine, aux destins agricoles et alimentaires
fondamentalement différents. Autre exemple, la vision des problèmes du réchauffement de la
planète change fortement si on habite sur une petite île du Pacifique ou bien au fin fond de la
Sibérie ; De même, on ne voit pas pareil à où on dispose de tout et dans un pays où on espère
pouvoir améliorer son sort misérable. En matière d’alimentation, il est donc parfaitement
« normal » que les producteurs de porcs trouvent que cette viande est délicieuse et que ceux
de vin pensent que cette boisson est bénéfique pour la santé. Et on finit par voir des
producteurs d’huitres tenter de vendre leur production « forcément excellente, d’ailleurs mes
enfants en mangent régulièrement » alors même lorsque les experts l’ont déclaré dangereuse.




2
  On peut lire avec profit à ce sujet le livre d’André Comte-Sponville « Le capitalisme est-il moral ? » Albin
Michel 2006 (nouvelle édition 2009), où il distingue l’ordre de la technique et de la science (celui du vrai ou
faux), celui de la loi (légal ou illégal), celui de la morale (bien ou mal) et celui de l’éthique, avant d’observer que
la confusion des ordres engendre le ridicule ou la tyrannie, mais aussi l’angélisme. Chacun est alors invité à faire
sa propre synthèse entre la logique descendante de l’individu, « la grâce » (l’amour prime sur la morale, qui
prime sur la loi, qui prime sur l’économie), et la logique ascendante des organisations, « la pesanteur »
(l’économie et la technique priment sur la loi, qui prime sur la morale et l’amour).
3
  Rappelons à ce sujet que les OGM constituent dorénavant un phénomène massif qui a concerné, en 2009, 14
millions d’agriculteurs dans 25 pays, sur une surface agricole équivalente à 7 fois celle de la France, et des
centaines de millions de consommateurs réguliers, ce qui est largement suffisant pour détecter d’éventuels
risques réels pour la santé.
                                                                                                                     3
La confusion entre la partie et le tout.
       Les gens qui vivent personnellement une situation particulière ont tendance à la
généraliser. Ceci est notamment vrai pour les phénomènes naturels généraux puisque nous
sommes tous des observateurs immergés dans la réalité et que le recul nécessaire pour voir les
questions dans leur globalité nous est donc difficile. Exemples : la notion d'augmentation de
l'espérance de vie est appréhendée très différemment par les gens qui vivent au milieu de
personnes âgées en bonne santé et ceux qui viennent de perdre prématurément un enfant ou un
conjoint d'un cancer ; celle de la baisse de la natalité n'est pas évidente pour les infirmières
des grands services de maternité (sauf quand ils ferment). On n'a pas la même appréhension
de la pénurie croissante d'eau potable sur la planète quand on vit en Amazonie ou au Sahel. Il
suffit d'un été chaud pour convaincre une bonne partie de la population que la planète se
réchauffe, alors que seules des séries statistiques sur des dizaines voire des centaines d'années
permettent d'affirmer un tel phénomène. En matière d’alimentation, lorsqu’on est intolérant à
tel ou tel aliment, on a inévitablement tendance à penser qu’il est intrinsèquement mauvais
pour la santé.
       Beaucoup de gens affirment ainsi fièrement qu’ils sont « contre les OGM » ; mais au
fait lesquels exactement ? Ceux que cultivaient en 2010 17 millions d’agriculteurs sur 160
millions d’hectares (un champ sur 10 de la planète, 8 fois la superficie cultivée de la France) ?
Les futurs OGM qui permettront de faire pousser des céréales avec moins d’eau, ou sur des
terres salées ? Les 2 875 suivants qui vont arriver dans les 30 prochaines années ? L’insuline
OGM pour soigner les diabétiques ? La thérapie génique contre l’hémophilie, la myopathie, la
mucoviscidose, le diabète ou la maladie de Parkinson ? Le gène RPE65 qui rend la vue à des
enfants aveugles ? Le moustique Aedes aegypti dont les larves ne peuvent pas se développer,
et propager la dengue ? Ou Aedes albopictus, dont les filles ne peuvent plus voler, et piquer ?

L’absence de notion des grandeurs et des proportions.
       Quand on mesure les quantités d’eau que l’on utilise, on a l’habitude de calculer chez
soi en litres alors que pour l’irrigation, on utilise des mètres cubes (m3). On a alors
l’impression que 100 000 litres (100 m3), c’est beaucoup, puisque c’est ce que consomme une
famille française moyenne en un an. Vu du coté d’un agriculteur, c’est ce qui permet de faire
pousser son maïs sur seulement 500 à 600 m2, à peine un carré de 25 m par 25 m. Peu de gens
savent que pour remplir leur assiette quotidienne, il a fallu environ utiliser 4,5 tonnes d’eau.
Ou qu’il y a 1 tonne d’eau virtuelle4 dans un kilo de blé, 6 dans un rôti de porc et 11 dans un
rôti de bœuf. De même, on a appris lors de la crise financière des années 2008-2009 que
lorsque le citoyen moyen raisonne en centaines ou milliers d’euros (au delà, il retourne
parfois aux francs), l’entrepreneur compte en millions et le trader brasse des milliards. Autre
exemple : le particulier achète sa nourriture au kilo, voire à la centaine de grammes.
L’agriculteur la vend à la tonne, et l’industriel et le distributeur en centaines ou milliers de
tonnes ; ces différences d’échelles rendent difficile le dialogue. Une AMAP (Association pour
le maintien de l’agriculture paysanne) vend chaque semaine ses légumes et autres produits
biologiques récoltés par quelques agriculteurs à une centaine de personnes ; il faudrait donc
créer 100 000 associations de ce type pour nourrir toute la région parisienne sur cette base, ce
qui semble inatteignable ; ceci n'empêche pas les membres de cette AMAP de penser qu'il
serait normal et souhaitable de généraliser la formule.

La vision discontinue d’un phénomène continu.
       A partir de quand est-on « gros » ? Dans l’imaginaire de beaucoup de femmes par
exemple, tout se joue à un kilo ou à une taille près (la taille 44) ce qui fait qu’en société, on
est, soit grosse, soit maigre. Et bien que l’embonpoint soit un phénomène progressif, un corps
non mince bascule soudainement dans le flou indistinct de la surcharge pondérale. D’où la

4
    Eau virtuelle : celle qui a été consommée tout au long du processus de production et de mise à disposition.
                                                                                                                  4
promesse des régimes de faire perdre ces 3 kilos qui font la différence. De même pour les
aliments qui, dans notre imaginaire, sont soit « bons », soit « mauvais » pour la santé (chacun
mettant ce qu’il veut sous ces qualificatifs), comme intrinsèquement, par définition. Or, en
matière d’alimentation, le problème réside surtout dans la quantité ingérée, beaucoup plus
compliquée à maîtriser intellectuellement : tout est poison et rien n'est poison, c’est d’abord la
dose qui compte. Par exemple, de nombreux médicaments homéopathiques sont constitués de
poisons violents comme l’arsenic ou le venin d’animaux, qui, à doses très faibles, soignent.
De même, les anesthésistes utilisent couramment le curare. Mais concrètement, ce que nous
voulons savoir dans la vie courante est parfaitement binaire : oui ou non, peut-on manger tel
aliment ? Car il ne peut pas être « un peu » dangereux. De même on veut savoir si la pomme
de terre fait grossir, oui ou non, et plus ou moins que le haricot vert. Alors que la vraie
interrogation est combien de pommes de terre, (ou de haricots verts) et comment équilibrer
son alimentation (car on ne peut pas se nourrir que de haricots verts).
       Cette vision est augmentée par l’omniprésence dans nos vies de phénomènes physiques,
qui, eux, se présentent effectivement sous la forme « oui » ou « non » : ça marche ou ça ne
marche pas. L’ordinateur ou la voiture démarrent ou non, la lumière brille ou non, le pont
tient bon ou non. Les phénomènes biologiques, eux, sont majoritairement continus et
rétroactifs : on donne à manger à la vache et on espère qu’elle fera beaucoup de bon lait,
sachant que l’on ne contrôle pas grand chose dans ce processus et que le « beaucoup » est
relatif et le « bon » difficile à définir précisément.

Le partage social 5 de l’émotivité.
      Lorsque les gens ressentent une émotion, ils ont une propension naturelle à en parler.
Ceci est particulièrement vrai concernant la peur : le fait de l’exprimer oralement contribue à
créer un « groupe émotionnel » qui rassure. Une personne soumise à une forte émotion
anxiogène en parle naturellement à 5 ou 6 personnes de son entourage, lesquelles feront de
même, provoquant ainsi une réaction en chaîne qui donnera une apparence d’actualité et de
gravité à un fait qui pourrait n’être qu’anodin. Les médias savent bien qu'une mauvaise
nouvelle se vend beaucoup mieux qu’une bonne. Le domaine de l’alimentation est un
excellent terrain d’action pour ce type de comportement, car il suscite beaucoup d’anxiété,
dans une société qui devient « chroniquement » angoissée avec le terrorisme, la
mondialisation, les risques environnementaux, l’immigration, etc. Il est donc logiquement le
terreau de rumeurs les plus inquiétantes, et souvent les plus infondées (du genre « ils ne
veulent pas avouer qu’ils nous empoisonnent »). Or ce n’est donc pas parce qu’un phénomène
prend une ampleur médiatique et émotionnelle importante qu’il l’est objectivement ; la France
n’a eu à déplorer que 7 à 8 morts de la vache folle en tout et pour tout, contre 40 000 chaque
année pour le tabac, qui raccourcit la vie d’un fumeur sur deux…

La surévaluation de ce qu’on ne peut visualiser.
      Identifié par les prix Nobel d’économie Amos Tversky et Daniel Kahneman sous le
nom « d’heuristique d’accessibilité », ce phénomène explique qu’un être humain envisage
d’autant plus facilement ce dont il peut se faire une représentation détaillée dans son cerveau.
C’est ainsi que, comme on montre souvent des accidents d’avion à la télévision, beaucoup de
gens se persuadent que le risque de mourir en avion est supérieur à celui de mourir en voiture,
ce qui est parfaitement faux puisque, statistiquement parlant, la partie la plus dangereuse dans
un voyage en avion, c’est de se rendre en voiture à l’aéroport. Car c’est ce qui est vu à la
télévision qui existerait et pas le reste. Imaginons ce qui se passerait si la télévision montrait
quotidiennement des gens qui meurent en se rendant en voiture dans les aéroports et jamais
d’accidents d’avion…



5
    Le partage social des émotions, de Bernard Rimé et Serge Moscovici, Presses Universitaires de France
                                                                                                           5
Il suffirait ainsi de se lever dans une salle de restaurant bondée et d’affirmer à haute
voix qu’il n’y a présentement aucune raison d’avoir peur de ce qu’on vous sert et que les
contrôles d’hygiène sont à peu près satisfaisants, pour faire naître une angoisse sourde chez
tous ses voisins. De même les démentis et paroles rassurantes des autorités, du type « il n’y a
aucun danger », ne font qu’aggraver le doute dans une période où ces autorités sont elles-
mêmes dévaluées : on déclare alors que « ça prouve bien qu’il n’y a pas de fumée sans feu »
ou « on sait bien qu’ils mentent pour se protéger, ils l’ont déjà fait ». Ces démentis
augmentent encore l’effet de l’exposition prolongée à une angoisse collective, qui peu à peu
prend le visage de la vérité. En matière de nourriture, on a assisté à un changement
fondamental avec l’urbanisation : les gens des villes n’ont plus aucune idée de la manière
avec laquelle on produit leurs aliments, en particulier d’origine animale (les élevages de
poulets, porcs, canards ou lapins sont invisibles derrière des murs), et l’angoisse monte
graduellement suivant le principe « ils doivent bien faire des choses suspectes puisqu’ils ne
veulent pas nous les montrer ».
      La communication institutionnelle sur les risques hésite donc en permanence entre
plusieurs maux : se taire, car les gens ne veulent pas qu’on les inquiète, ou parler pour
redonner du choix ou du contrôle aux individus, mais alors en risquant que la situation soit
perçue comme beaucoup plus grave que ce qui est annoncé. Quand un industriel assure qu’il
vérifie soigneusement ses matières premières et qu’il effectue des contrôles bactériologiques à
tous les niveaux du processus de fabrication, on comprend en fait que les matières premières
peuvent être de « mauvaise qualité » et les processus de fabrication dangereux, ce qui n’est
finalement pas très rassurant !

La subjectivité de nos sens et de notre mémoire.
      Le goût, l'odeur et la vue d'un aliment sont des perceptions éminemment relatives qui
dépendent de notre âge et de notre état de santé, de fatigue et de stress, bref de l’ensemble des
conditions matérielles et psychologiques dans lesquelles nous l’avons consommé. Il nous
arrive alors souvent de prononcer des jugements sans appel sur une base scientifique bien
faible. Qui n’a pas la nostalgie de tel ou tel aliment fétiche de son enfance ? Qui n’a pas
l’impression que les goûts des aliments se dégradent ? Mais qui est prêt à admettre que son
sens du goût s’est objectivement dégradé avec l’âge ? Qui se méfie systématiquement de lui-
même, de ses sens et de sa mémoire, avant de prononcer ces jugements péremptoires ?

L’idée qu’à partir d’une certaine taille d’entreprise, il devient immoral de
gagner de l’argent.
       Les Français, comme la plupart des habitants de pays d’origine catholique, ont des
relations compliquées avec l’argent. Contrairement aux peuples d’origine protestante ou juive,
nous ne pensons pas que la richesse est un don de Dieu qui récompense le vertueux, mais
plutôt un cadeau empoisonné du diable, éminemment suspect, comme celui obtenu par Faust.
Quand on mélange l’argent et la nourriture, tout se complique encore, vu l’ampleur de notre
inconscient collectif en la matière. Gagner de l’argent sur la nourriture devient donc
doublement suspect.
      Tant que ce phénomène concerne des individus ou de très petits groupes, ça va encore.
La plupart des gens admettent que leur boulanger ou leur charcutier ont « bien le droit » de
gagner de l’argent ; ils constatent qu’ils se lèvent tôt, travaillent énormément, et que leur pain
et leur saucisson sont savoureux, donc, en quelque sorte « ils ne l’ont pas volé ». Une
boulangerie ou une charcuterie industrielle, c’est déjà tout autre chose, ça commence à
devenir louche. Ces gens-là mettent des masques pour travailler, c’est suspect. D’ailleurs, à
bien y réfléchir, s’ils n’en mettent pas, c’est encore plus louche ! On peut à la rigueur leur
pardonner d’avoir réussi car ils créent des emplois locaux… mais à quel prix (les conditions
de travail sont probablement déplorables). S’ils s’enrichissent en plus avec ça… Peu importe


                                                                                                6
que cet outil industriel soit la propriété des agriculteurs, par exemple d’une coopérative ; si
c’est le cas, c’est un facteur aggravant, une trahison pure et simple des idéaux de départ.
      Au stade ultérieur de la très grande entreprise, surtout multinationale, apatride et
éloignée de notre culture, là le doute n’est plus permis : l’argent gagné, la richesse, l’opulence
ne peuvent qu’être que les signes d’un pacte avec le diable. S’ils gagnent tout cet argent, ils
ne peuvent que chercher à exploiter les paysans et à nous empoisonner d’une manière ou
d’une autre. Ils rentrent donc irréversiblement dans la catégorie des « méchants ». Chacun se
crée finalement sa propre frontière inconsciente entre le Bien et le Mal : à 100 salariés, à
1 000 ou à 100 000. A 1 million d’euros de chiffre d’affaires, à 100 millions ou à 10 milliards.




                                                                                                7

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  • 1. Guide méthodologique Raisonner juste et objectivement en matière d'alimentation Par Bruno Parmentier Qu'est-ce que l'objectivité sur une matière où l'observateur (nous-mêmes) est partie prenante ? En effet, en matière d’alimentation, chacun peut croire aisément qu’il domine intellectuellement le problème et peut énoncer en société des considérations générales de façon tout à fait objective, puisqu’il « domine » son assiette. Or, indépendamment du fait qu’il ne la domine que d’à peine quelques centimètres, chacun d’entre nous est juge et partie, donc particulièrement enclin à émettre les raisonnements les plus subjectifs. Au café du Commerce, au restaurant du coin ou invité à dîner chez notre beau-frère, sommes-nous capables d'émettre un jugement à peu près fondé sur ce qu'on nous sert à manger ? C’est bien moins évident qu’il n’y parait. D’où ce petit détour sur quelques fautes logiques, faciles à relever chez les autres et dans d’autres domaines, mais qui sont moins aisément détectables lorsqu’il s’agit du vivant et de la nourriture, ce « non soi » que l'on ingère pour qu’il devienne « soi ». Notons cependant qu’il ne faut pas confondre la « pratique de la logique » et la « logique de la pratique ». La pratique quotidienne, en particulier en matière d’alimentation, choisit souvent d’ignorer la logique formelle, pour se trouver une efficacité de base, un guide pratique pour l’action, sans se prendre la tête. D’une certaine manière, elle invente une « autre logique » qui vaut d’abord pour son efficacité, car elle permet d’agir « en pilote automatique » sans en permanence tout soupeser, tout remettre en question. La confusion entre coïncidence et causalité. Ce n’est pas parce que deux phénomènes arrivent l’un après l’autre (ou simultanément) qu’il y a nécessairement un lien de cause à effet entre les deux. Ceci est particulièrement vrai sur le vivant où les causalités sont toujours multiples et où les rétroactivités sont particulièrement complexes. Des affirmations comme : « j’ai perdu l’émail de mes dents à cause de ma grossesse » au lieu de : « j’ai perdu l’émail de mes dents pendant ma grossesse » sont très fréquentes. Autre exemple, les deux affirmations : « les femmes qui boivent du vin rouge aiment plus le sexe que les autres » et « le vin rouge améliore la vie sexuelle des femmes »1 ne signifient pas du tout la même chose. La première évoque une corrélation et la deuxième une implication. Les femmes qui boivent plus de vin auraient une vie sexuelle plus intense, soit. Mais ce n’est pas forcément parce qu’elles boivent du vin. Cela peut tout simplement être dû au fait que les femmes qui savent profiter de la vie s’épanouissent plus sexuellement et boivent davantage de vin, alors qu’une personne plus inhibée boit moins et reste sexuellement plus sage. Si parfois nos sens ont souvent raison quand ils nous font dire que « si j’ai été malade cette nuit, c’est à cause du poisson que j’ai mangé hier soir », il ne nous faut jamais oublier qu’ils sont extrêmement subjectifs. Si cela se trouve, c’est l’eau utilisée pour la soupe qui était mauvaise. Mais on a vomi du poisson, car c’est ce qui restait dans l’estomac. 1 Deux affirmations issues d’une étude italienne du Dr Mondaini, auprès de 798 femmes de 18 à 50 ans, vivant dans la région de Chianti en Toscane, publiée dans The Journal of Sexual Medicine, Oct. 2009 1
  • 2. A l’inverse, la psychanalyse nous a fait comprendre que, finalement, peu de choses n’arrivent complètement pas hasard ou par pure coïncidence et que le champ des causalités peut être étendu assez largement. Est-ce que Pierre a mal au ventre à cause du poisson du diner d’hier (et dans ce cas pourquoi son ami se porte-t-il comme un charme ?) ou bien parce que les réflexions de son patron lui sont « restées sur l’estomac » ? Est-ce que Louise est tombée parce qu’elle a glissé, ou parce que sa peur de se lancer dans ce nouveau projet l’a empêchée de garder l’équilibre ? Voire même, est-ce que Paula est malade parce qu’elle a mangé des fruits comportant des résidus de pesticides, ou parce qu’elle s’est persuadée qu’elle devait forcément l’être, son corps rendant ainsi hommage à ses convictions ? De même, la simultanéité peut parfois être revue à la lumière de l’inconscient : si quelqu’un à qui on vient de penser nous appelle justement au téléphone, cela peut être à cause d’une sorte « d’ajustement des inconscients ». En matière de sciences du vivant, il est donc très difficile d’établir une relation de causalité directe, et donc d’émettre des affirmations péremptoires ; en général on a affaire à tout un faisceau de causalités multiples et fort enchevêtrées. L'anthropomorphisme L'homme projette souvent sur la nature ce qu'il ressent pour lui-même, en prêtant des caractères typiquement humains à des animaux ou des choses. Ce type de discours parle à notre être intime, et possède une grande force de conviction, même s'il n'a aucune base scientifique. On croit ou on présente pour vrai ce qui ressemble à l'homme. C'est ainsi qu'on se prend à avoir des raisonnements du type : « Le sol ne veut pas être labouré, il a horreur d'être nu et il veut être nourri. C'est parce qu'il a l’instinct de conservation qu’il se couvre et produit pour cela de la végétation », ou au contraire « la terre est trop sèche et stressée, elle a besoin qu’on la retourne et qu’on la gratte pour s’épanouir à nouveau ». En matière de relations aux animaux, les amalgames sont évidemment encore plus fréquents : « J'ai froid, je vais mettre un manteau à mon chien pour l’emmener faire sa promenade », ou encore : « La poule est plus heureuse lorsqu’elle dispose d’espace pour se promener », et même « c’est une honte de laisser les vaches dehors sous la pluie », sans parler de la revendication « d’humanisation des abattoirs ». L'effet de proximité. Les journalistes connaissent bien la célèbre loi du « mort au kilomètre » : un blessé dans un accident de vélo dans son village est plus important qu'une guerre qui démarre aux antipodes, là où on ne connaît personne. Cet effet de loupe fonctionne de façon tout à fait caricaturale pour la nourriture que l'on va insérer dans son propre corps, car on ne peut pas faire plus proche : un cheveu dans son assiette au restaurant, un ver dans sa pomme, ou son estomac qui ballonne après-dîner peuvent nous gâcher plus sûrement la soirée qu'une émeute de la faim au Burkina Faso, et nous motiver fortement pour agir le lendemain. Notre ventre est, comme chacun sait, au centre de notre propre monde. La maîtrise concrète des statistiques et des probabilités. Le type de raisonnement statistique est contre intuitif et on a beaucoup de mal à l'appliquer dans la vie de tous les jours. Exemple : tout le monde sait que fumer est très mauvais pour la santé et augmente beaucoup les risques de cancer, mais chacun sort le cas emblématique de son oncle Théodule qui se porte comme un charme à 90 ans après avoir fumé toute sa vie un paquet de cigarettes par jour. On met donc en doute la fiabilité de ces données, car un exemple proche et vécu doit bien signifier quelque chose (alors qu’on pourrait tout aussi bien observer qu’il n’y aura bientôt que lui qui aura survécu, puisque la majorité de ses amis fumeurs sont déjà morts mais qu’il lui reste encore plusieurs amis non fumeurs). Contrairement à une idée largement répandue, il n'y a qu'une petite partie des Français qui maîtrisent vraiment les pourcentages et les proportionnalités, malgré l'omniprésence de ces chiffres dans la presse. Dans ce contexte, les statistiques appliquées à 2
  • 3. d'autres, c'est déjà fort compliqué ; mais ces mêmes statistiques appliquées à soi-même, sa propre alimentation et sa propre santé, ou à la perception des risques que l’on courre, sont intellectuellement très difficiles à saisir. D'autant plus qu'elles ne permettent pas de répondre à la seule question qui intéresse vraiment : « qu'est-ce qui va m'arriver à moi demain, dans quelle catégorie est-ce que je me situe » ? La confusion des plans. On analyse dans ce cas les phénomènes naturels selon un angle moral plutôt que suivant un raisonnement scientifique. On présente alors pour vrai que ce qu'on pense être bien ou ce qu'on trouve sympathique2 ; le débat n’est plus entre arguments scientifiques mais entre les « pro » et les « anti ». Par exemple, telle personne pense que les OGM sont un mal, et sélectionne donc les seuls arguments selon lesquels ils seraient dangereux pour la santé. On voit alors des faucheurs d’OGM opérer cigarette au bec avant d’aller fêter leur bon coup autour d’un apéritif tout en pensant qu’ils ont fait là globalement un acte positif pour leur santé3. Tel autre estime qu'ils sont un bien, et du coup nie farouchement que ces mêmes OGM puissent présenter quelque danger que ce soit, et demande une liberté totale de tous en la matière. Les médias accentuent considérablement le phénomène, tant ils aiment à diffuser des débats programmés d’avance entre des gens dont l’opinion est censée se résumer à une étiquette antagoniste « pour » ou « contre ». Le détournement d'une cause. On admet pour vrai ce qui est conforme à ses intérêts, ou, dit en d'autres termes, on adopte les idées qui nous arrangent. C'est ainsi qu’en matière d’agriculture les idées dominantes dans les grands pays agricoles comme la France sont assez différentes de celles qui ont cours dans les pays où ce n'est pas un souci premier comme la Grande-Bretagne, et a fortiori dans les pays d'Afrique ou d'Amérique latine, aux destins agricoles et alimentaires fondamentalement différents. Autre exemple, la vision des problèmes du réchauffement de la planète change fortement si on habite sur une petite île du Pacifique ou bien au fin fond de la Sibérie ; De même, on ne voit pas pareil à où on dispose de tout et dans un pays où on espère pouvoir améliorer son sort misérable. En matière d’alimentation, il est donc parfaitement « normal » que les producteurs de porcs trouvent que cette viande est délicieuse et que ceux de vin pensent que cette boisson est bénéfique pour la santé. Et on finit par voir des producteurs d’huitres tenter de vendre leur production « forcément excellente, d’ailleurs mes enfants en mangent régulièrement » alors même lorsque les experts l’ont déclaré dangereuse. 2 On peut lire avec profit à ce sujet le livre d’André Comte-Sponville « Le capitalisme est-il moral ? » Albin Michel 2006 (nouvelle édition 2009), où il distingue l’ordre de la technique et de la science (celui du vrai ou faux), celui de la loi (légal ou illégal), celui de la morale (bien ou mal) et celui de l’éthique, avant d’observer que la confusion des ordres engendre le ridicule ou la tyrannie, mais aussi l’angélisme. Chacun est alors invité à faire sa propre synthèse entre la logique descendante de l’individu, « la grâce » (l’amour prime sur la morale, qui prime sur la loi, qui prime sur l’économie), et la logique ascendante des organisations, « la pesanteur » (l’économie et la technique priment sur la loi, qui prime sur la morale et l’amour). 3 Rappelons à ce sujet que les OGM constituent dorénavant un phénomène massif qui a concerné, en 2009, 14 millions d’agriculteurs dans 25 pays, sur une surface agricole équivalente à 7 fois celle de la France, et des centaines de millions de consommateurs réguliers, ce qui est largement suffisant pour détecter d’éventuels risques réels pour la santé. 3
  • 4. La confusion entre la partie et le tout. Les gens qui vivent personnellement une situation particulière ont tendance à la généraliser. Ceci est notamment vrai pour les phénomènes naturels généraux puisque nous sommes tous des observateurs immergés dans la réalité et que le recul nécessaire pour voir les questions dans leur globalité nous est donc difficile. Exemples : la notion d'augmentation de l'espérance de vie est appréhendée très différemment par les gens qui vivent au milieu de personnes âgées en bonne santé et ceux qui viennent de perdre prématurément un enfant ou un conjoint d'un cancer ; celle de la baisse de la natalité n'est pas évidente pour les infirmières des grands services de maternité (sauf quand ils ferment). On n'a pas la même appréhension de la pénurie croissante d'eau potable sur la planète quand on vit en Amazonie ou au Sahel. Il suffit d'un été chaud pour convaincre une bonne partie de la population que la planète se réchauffe, alors que seules des séries statistiques sur des dizaines voire des centaines d'années permettent d'affirmer un tel phénomène. En matière d’alimentation, lorsqu’on est intolérant à tel ou tel aliment, on a inévitablement tendance à penser qu’il est intrinsèquement mauvais pour la santé. Beaucoup de gens affirment ainsi fièrement qu’ils sont « contre les OGM » ; mais au fait lesquels exactement ? Ceux que cultivaient en 2010 17 millions d’agriculteurs sur 160 millions d’hectares (un champ sur 10 de la planète, 8 fois la superficie cultivée de la France) ? Les futurs OGM qui permettront de faire pousser des céréales avec moins d’eau, ou sur des terres salées ? Les 2 875 suivants qui vont arriver dans les 30 prochaines années ? L’insuline OGM pour soigner les diabétiques ? La thérapie génique contre l’hémophilie, la myopathie, la mucoviscidose, le diabète ou la maladie de Parkinson ? Le gène RPE65 qui rend la vue à des enfants aveugles ? Le moustique Aedes aegypti dont les larves ne peuvent pas se développer, et propager la dengue ? Ou Aedes albopictus, dont les filles ne peuvent plus voler, et piquer ? L’absence de notion des grandeurs et des proportions. Quand on mesure les quantités d’eau que l’on utilise, on a l’habitude de calculer chez soi en litres alors que pour l’irrigation, on utilise des mètres cubes (m3). On a alors l’impression que 100 000 litres (100 m3), c’est beaucoup, puisque c’est ce que consomme une famille française moyenne en un an. Vu du coté d’un agriculteur, c’est ce qui permet de faire pousser son maïs sur seulement 500 à 600 m2, à peine un carré de 25 m par 25 m. Peu de gens savent que pour remplir leur assiette quotidienne, il a fallu environ utiliser 4,5 tonnes d’eau. Ou qu’il y a 1 tonne d’eau virtuelle4 dans un kilo de blé, 6 dans un rôti de porc et 11 dans un rôti de bœuf. De même, on a appris lors de la crise financière des années 2008-2009 que lorsque le citoyen moyen raisonne en centaines ou milliers d’euros (au delà, il retourne parfois aux francs), l’entrepreneur compte en millions et le trader brasse des milliards. Autre exemple : le particulier achète sa nourriture au kilo, voire à la centaine de grammes. L’agriculteur la vend à la tonne, et l’industriel et le distributeur en centaines ou milliers de tonnes ; ces différences d’échelles rendent difficile le dialogue. Une AMAP (Association pour le maintien de l’agriculture paysanne) vend chaque semaine ses légumes et autres produits biologiques récoltés par quelques agriculteurs à une centaine de personnes ; il faudrait donc créer 100 000 associations de ce type pour nourrir toute la région parisienne sur cette base, ce qui semble inatteignable ; ceci n'empêche pas les membres de cette AMAP de penser qu'il serait normal et souhaitable de généraliser la formule. La vision discontinue d’un phénomène continu. A partir de quand est-on « gros » ? Dans l’imaginaire de beaucoup de femmes par exemple, tout se joue à un kilo ou à une taille près (la taille 44) ce qui fait qu’en société, on est, soit grosse, soit maigre. Et bien que l’embonpoint soit un phénomène progressif, un corps non mince bascule soudainement dans le flou indistinct de la surcharge pondérale. D’où la 4 Eau virtuelle : celle qui a été consommée tout au long du processus de production et de mise à disposition. 4
  • 5. promesse des régimes de faire perdre ces 3 kilos qui font la différence. De même pour les aliments qui, dans notre imaginaire, sont soit « bons », soit « mauvais » pour la santé (chacun mettant ce qu’il veut sous ces qualificatifs), comme intrinsèquement, par définition. Or, en matière d’alimentation, le problème réside surtout dans la quantité ingérée, beaucoup plus compliquée à maîtriser intellectuellement : tout est poison et rien n'est poison, c’est d’abord la dose qui compte. Par exemple, de nombreux médicaments homéopathiques sont constitués de poisons violents comme l’arsenic ou le venin d’animaux, qui, à doses très faibles, soignent. De même, les anesthésistes utilisent couramment le curare. Mais concrètement, ce que nous voulons savoir dans la vie courante est parfaitement binaire : oui ou non, peut-on manger tel aliment ? Car il ne peut pas être « un peu » dangereux. De même on veut savoir si la pomme de terre fait grossir, oui ou non, et plus ou moins que le haricot vert. Alors que la vraie interrogation est combien de pommes de terre, (ou de haricots verts) et comment équilibrer son alimentation (car on ne peut pas se nourrir que de haricots verts). Cette vision est augmentée par l’omniprésence dans nos vies de phénomènes physiques, qui, eux, se présentent effectivement sous la forme « oui » ou « non » : ça marche ou ça ne marche pas. L’ordinateur ou la voiture démarrent ou non, la lumière brille ou non, le pont tient bon ou non. Les phénomènes biologiques, eux, sont majoritairement continus et rétroactifs : on donne à manger à la vache et on espère qu’elle fera beaucoup de bon lait, sachant que l’on ne contrôle pas grand chose dans ce processus et que le « beaucoup » est relatif et le « bon » difficile à définir précisément. Le partage social 5 de l’émotivité. Lorsque les gens ressentent une émotion, ils ont une propension naturelle à en parler. Ceci est particulièrement vrai concernant la peur : le fait de l’exprimer oralement contribue à créer un « groupe émotionnel » qui rassure. Une personne soumise à une forte émotion anxiogène en parle naturellement à 5 ou 6 personnes de son entourage, lesquelles feront de même, provoquant ainsi une réaction en chaîne qui donnera une apparence d’actualité et de gravité à un fait qui pourrait n’être qu’anodin. Les médias savent bien qu'une mauvaise nouvelle se vend beaucoup mieux qu’une bonne. Le domaine de l’alimentation est un excellent terrain d’action pour ce type de comportement, car il suscite beaucoup d’anxiété, dans une société qui devient « chroniquement » angoissée avec le terrorisme, la mondialisation, les risques environnementaux, l’immigration, etc. Il est donc logiquement le terreau de rumeurs les plus inquiétantes, et souvent les plus infondées (du genre « ils ne veulent pas avouer qu’ils nous empoisonnent »). Or ce n’est donc pas parce qu’un phénomène prend une ampleur médiatique et émotionnelle importante qu’il l’est objectivement ; la France n’a eu à déplorer que 7 à 8 morts de la vache folle en tout et pour tout, contre 40 000 chaque année pour le tabac, qui raccourcit la vie d’un fumeur sur deux… La surévaluation de ce qu’on ne peut visualiser. Identifié par les prix Nobel d’économie Amos Tversky et Daniel Kahneman sous le nom « d’heuristique d’accessibilité », ce phénomène explique qu’un être humain envisage d’autant plus facilement ce dont il peut se faire une représentation détaillée dans son cerveau. C’est ainsi que, comme on montre souvent des accidents d’avion à la télévision, beaucoup de gens se persuadent que le risque de mourir en avion est supérieur à celui de mourir en voiture, ce qui est parfaitement faux puisque, statistiquement parlant, la partie la plus dangereuse dans un voyage en avion, c’est de se rendre en voiture à l’aéroport. Car c’est ce qui est vu à la télévision qui existerait et pas le reste. Imaginons ce qui se passerait si la télévision montrait quotidiennement des gens qui meurent en se rendant en voiture dans les aéroports et jamais d’accidents d’avion… 5 Le partage social des émotions, de Bernard Rimé et Serge Moscovici, Presses Universitaires de France 5
  • 6. Il suffirait ainsi de se lever dans une salle de restaurant bondée et d’affirmer à haute voix qu’il n’y a présentement aucune raison d’avoir peur de ce qu’on vous sert et que les contrôles d’hygiène sont à peu près satisfaisants, pour faire naître une angoisse sourde chez tous ses voisins. De même les démentis et paroles rassurantes des autorités, du type « il n’y a aucun danger », ne font qu’aggraver le doute dans une période où ces autorités sont elles- mêmes dévaluées : on déclare alors que « ça prouve bien qu’il n’y a pas de fumée sans feu » ou « on sait bien qu’ils mentent pour se protéger, ils l’ont déjà fait ». Ces démentis augmentent encore l’effet de l’exposition prolongée à une angoisse collective, qui peu à peu prend le visage de la vérité. En matière de nourriture, on a assisté à un changement fondamental avec l’urbanisation : les gens des villes n’ont plus aucune idée de la manière avec laquelle on produit leurs aliments, en particulier d’origine animale (les élevages de poulets, porcs, canards ou lapins sont invisibles derrière des murs), et l’angoisse monte graduellement suivant le principe « ils doivent bien faire des choses suspectes puisqu’ils ne veulent pas nous les montrer ». La communication institutionnelle sur les risques hésite donc en permanence entre plusieurs maux : se taire, car les gens ne veulent pas qu’on les inquiète, ou parler pour redonner du choix ou du contrôle aux individus, mais alors en risquant que la situation soit perçue comme beaucoup plus grave que ce qui est annoncé. Quand un industriel assure qu’il vérifie soigneusement ses matières premières et qu’il effectue des contrôles bactériologiques à tous les niveaux du processus de fabrication, on comprend en fait que les matières premières peuvent être de « mauvaise qualité » et les processus de fabrication dangereux, ce qui n’est finalement pas très rassurant ! La subjectivité de nos sens et de notre mémoire. Le goût, l'odeur et la vue d'un aliment sont des perceptions éminemment relatives qui dépendent de notre âge et de notre état de santé, de fatigue et de stress, bref de l’ensemble des conditions matérielles et psychologiques dans lesquelles nous l’avons consommé. Il nous arrive alors souvent de prononcer des jugements sans appel sur une base scientifique bien faible. Qui n’a pas la nostalgie de tel ou tel aliment fétiche de son enfance ? Qui n’a pas l’impression que les goûts des aliments se dégradent ? Mais qui est prêt à admettre que son sens du goût s’est objectivement dégradé avec l’âge ? Qui se méfie systématiquement de lui- même, de ses sens et de sa mémoire, avant de prononcer ces jugements péremptoires ? L’idée qu’à partir d’une certaine taille d’entreprise, il devient immoral de gagner de l’argent. Les Français, comme la plupart des habitants de pays d’origine catholique, ont des relations compliquées avec l’argent. Contrairement aux peuples d’origine protestante ou juive, nous ne pensons pas que la richesse est un don de Dieu qui récompense le vertueux, mais plutôt un cadeau empoisonné du diable, éminemment suspect, comme celui obtenu par Faust. Quand on mélange l’argent et la nourriture, tout se complique encore, vu l’ampleur de notre inconscient collectif en la matière. Gagner de l’argent sur la nourriture devient donc doublement suspect. Tant que ce phénomène concerne des individus ou de très petits groupes, ça va encore. La plupart des gens admettent que leur boulanger ou leur charcutier ont « bien le droit » de gagner de l’argent ; ils constatent qu’ils se lèvent tôt, travaillent énormément, et que leur pain et leur saucisson sont savoureux, donc, en quelque sorte « ils ne l’ont pas volé ». Une boulangerie ou une charcuterie industrielle, c’est déjà tout autre chose, ça commence à devenir louche. Ces gens-là mettent des masques pour travailler, c’est suspect. D’ailleurs, à bien y réfléchir, s’ils n’en mettent pas, c’est encore plus louche ! On peut à la rigueur leur pardonner d’avoir réussi car ils créent des emplois locaux… mais à quel prix (les conditions de travail sont probablement déplorables). S’ils s’enrichissent en plus avec ça… Peu importe 6
  • 7. que cet outil industriel soit la propriété des agriculteurs, par exemple d’une coopérative ; si c’est le cas, c’est un facteur aggravant, une trahison pure et simple des idéaux de départ. Au stade ultérieur de la très grande entreprise, surtout multinationale, apatride et éloignée de notre culture, là le doute n’est plus permis : l’argent gagné, la richesse, l’opulence ne peuvent qu’être que les signes d’un pacte avec le diable. S’ils gagnent tout cet argent, ils ne peuvent que chercher à exploiter les paysans et à nous empoisonner d’une manière ou d’une autre. Ils rentrent donc irréversiblement dans la catégorie des « méchants ». Chacun se crée finalement sa propre frontière inconsciente entre le Bien et le Mal : à 100 salariés, à 1 000 ou à 100 000. A 1 million d’euros de chiffre d’affaires, à 100 millions ou à 10 milliards. 7