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Introduction
Ce dictionnaire est le premier outil d’analyse des termes, techniques et réformes comptables
restitués dans leur contexte historique. Il est le fruit du travail d’une équipe composée non seu-
lement d’historiens, mais aussi de juristes et de spécialistes de sciences de gestion, et a fait l’objet
du soutien de l’Agence nationale de la recherche. Il ne constitue pas un dictionnaire des finances
publiques et ne s’intéresse aux institutions et aux politiques financières que dans leur rapport à
l’histoire des comptes publics et de la science comptable.
L’histoire des comptes publics est en chantier, non que les historiens n’aient guère prêté attention
aux archives comptables, censiers, cherches de feux, « comptes », « états », « aperçus », « journaux »,
« livres de raison », « grands-livres », « registres », « prospectus », « brouillards », « manuels »…, mais
ces archives ont rarement été exploitées pour qualifier le système comptable d’un État, organisation
publique qui se développe à partir du xiiie
 siècle et impose, sur un territoire donné, son adminis-
tration militaire, judiciaire et fiscale. Si les comptes qui ont subsisté, d’un fermier, d’un clerc, d’une
fabrique, d’un monastère, d’un hôpital, d’un gentilhomme, d’un marchand, d’un bourgeois, d’une
manufacture, d’un entrepreneur… sont exploités, décrits et analysés, ceux de l’État demeurent encore
mystérieux pour la plupart des chercheurs. La matière est ardue certes, encore que la comptabilité
des temps modernes soit d’une archaïque simplicité, si on la compare aux programmes informatisés
d’aujourd’hui. L’histoire des comptes publics peut cependant s’appuyer sur des précédents historiogra-
phiques. Les travaux de Pierre Jeannin, Jochen Hoock et Wolfgang Kaiser sur les manuels et traités à
l’usage des marchands ont non seulement identifié les contours socio-culturels d’un groupe d’acteurs,
les marchands, mais révélé un savoir, une géographie européenne et un discours sur la gouvernance de
l’économie1
. L’État en construction, a exploité ce savoir bâti sur le capitalisme commercial, industriel,
puis financier. Il a aussi défini ses propres normes et pratiques comptables et finalement produit ses
propres traités de « comptabilité ».
Ce dictionnaire a été conçu dans un esprit résolument comparatiste. Ses auteurs se sont
efforcés de mettre en lumière les convergences dans la pratique et dans la conception du contrôle
comptable des États européens à l’époque moderne, convergences repérées dans les règles de tenue
des livres et le vocabulaire commun, même si l’on constate pour la fin de la période l’émergence
de modèles différenciés.
Chronologie : les comptes de la gestion ancienne des États européens
L’ouvrage opte pour une chronologie resserrée 1500-1850. Le terminus a quo marque l’instal-
lation ou la consolidation de l’État moderne2
, et le terminus ad quem inaugure les premiers règle-
ments codifiés de comptabilité publique, celui du 18 décembre 1824 en Prusse, du 31 mai 1838 en
France, celui plus tardif du 7 octobre 1848 en Russie, la Loi d’administration et de comptabilité du
20 février 1850 en Espagne…, règlements où l’on peut encore lire la part des héritages de la comp-
tabilité ancienne. Le terme 1850 s’entend aussi comme écho à la périodisation définie avant nous
par les historiens de la comptabilité privée qui distinguent la période pré-capitaliste (depuis 4000
1. Hoock Jochen, Jeannin Pierre, Kaiser Wolfgang, Ars Mercatoria, Handbücher und Tracktate für den Gebrauch des
Kaufmanns, 1470-1820, t. III, Analysen 1470-1700, Schöningh, Paderborn, 2001.
2. Jean-Philippe Genet, « La genèse de l’État moderne. Les enjeux d’un programme de recherche », Actes de la recherche
en sciences sociales, n° 118, juin 1997, p. 3-18.
[«Dictionnairehistoriquedelacomptabilitépublique»,Marie-LaureLegay(dir.)]
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avant J.-C. jusqu’à la fin du premier millénaire après J.-C.), la période du capitalisme marchand
(vers l’an mil-vers l’an 1760), l’avènement du capitalisme industriel (1760-1830) et finalement l’ère
de développement du capitalisme financier après 18303
. Il importe cependant d’intégrer la lecture
politique de l’évolution des livres de comptes des organisations étatiques.
Avant la reconnaissance des nations par les régimes de type parlementaire et l’avènement des
finances « publiques », les élites nobles d’une part, détentrices de la terre et donc des recettes directes,
et les hommes d’affaires d’autre part, financiers de la guerre et de la trésorerie, ont géré les deniers
pour le compte des souverains européens. Peu d’entre eux ont échappé à la nécessité de recourir
aux intermédiaires financiers, tant il est vrai que les ressources du domaine princier ne suffisaient
guère à financer l’expansion de l’État. Que la souveraineté du prince fût complète, comme dans
la monarchie française, ou incomplète, comme dans les territoires des Habsbourg, le monarque
s’appuyait sur les corps constitués (assemblées provinciales, villes, clergé…) qui formaient avec lui
le royaume et administraient une partie des recettes ordinaires. Les compagnies de finances et les
banques privées furent sollicitées de leur côté pour financer les dépenses extraordinaires. Dans tous
les cas, la gestion des deniers était dans les mains de receveurs et trésoriers dont les statuts, variables,
n’avaient rien de comparable à ceux des fonctionnaires d’aujourd’hui.
Qui veut comprendre les comptes d’autrefois doit garder à l’esprit le fait qu’avant le dévelop-
pement de la monnaie fiduciaire (du latin fides, confiance), la rareté des espèces donnait lieu à des
pratiques de gestion particulières. Les avances d’abord : tous les souverains ont sollicité des avances,
non seulement des gens d’affaires qui signaient avec le roi des traités, des contrats de fournitures, des
contrats de prêts… pour financer les besoins extraordinaires, mais aussi des receveurs et trésoriers de
leurs États au titre des recettes fiscales, directes ou indirectes. Les monarques ne maîtrisaient pas la
négociation du numéraire et conséquemment, leur trésorerie. La fraude ensuite : receveurs et tréso-
riers étaient d’autant plus tentés que la définition même de l’intérêt public était lâche. Où commen-
çait le service du prince, ou finissait le service du receveur? Par ailleurs, quand bien même tous les
acteurs de cette histoire demeuraient sensibles aux préceptes de leurs Églises qui leur enjoignaient de
renoncer aux taux usuraires, le service d’avances avait un coût. Le secret enfin : le mystère procédait
d’une économie morale. Il était encore fréquent au xvie
 siècle de jurer sur les Saints Évangiles de ne
rien révéler de ce qui se délibérait au sein des assemblées et des conseils. Le secret relevait aussi d’une
pratique absolue du pouvoir et de la raison d’État4
.
Dès lors, on mesure en quoi consistait le contrôle comptable de cette époque. Il a fallu tout à
la fois définir les obligations des « gestionnaires » ou administrateurs des deniers du roi vis-à-vis
du souverain et solliciter une reddition des comptes – procédure qui caractérise le rapport du
comptable (c’est-à-dire, en français, le responsable du maniement de deniers) à l’organisation
publique et que l’on ne retrouve pas dans les obligations du comptable privé –, mobiliser des
« contrôleurs », « inspecteurs », « auditeurs », « réviseurs »…consacrés par les institutions et finale-
ment, non seulement améliorer les procédures judiciaires de contrôle, mais encore construire une
comptabilité administrative capable d’accompagner le développement des organisations étatiques et
de leurs dettes. Paradoxalement, l’encadrement bureaucratique de l’affairisme identifié au cœur de
l’État s’est aidé de l’expertise comptable marchande : Jean-Baptiste Colbert était fils de marchand,
comme l’Espagnol Pedro Luis de Torregrosa avant lui. Mais il a fallu aussi que les administrateurs
comprennent toutes les opérations comptables (la prévision, l’exécution, la vérification) comme
un tout et les unissent en une même branche. Comme nous le fait comprendre Henry Roseveare
qui a travaillé sur le Trésor royal anglais : « The logic was only slowly perceived, the interdependence
only belatedly created 5
. » De fait, le mot « comptabilité » n’apparaît en France que dans la deuxième
moitié du xviiie
 siècle. À la rencontre des deux mondes, on assiste à la formation d’une science
administrative sans que cette histoire soit linéaire ni progressive. L’histoire de la comptabilité
publique prétend donc à son tour étudier l’évolution de la pensée, des pratiques et des institutions
3. Edwards John Richard, A history of financial Accounting, Londres, Routledge, 1989, p. 9.
4. Étienne Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, Paris, Albin Michel, 2000.
5. Henry Roseveare, The Treasury 1660-1870. The Foundations of Control, Londres, George Allen & Unwin Ltd, p. 47.
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comptables en réponse aux changements de l’environnement et des besoins de la société, ainsi que
les effets de cette évolution sur l’environnement6
.
La prévision et l’exécution : le système des « états »
Le dictionnaire fait apparaître l’existence d’une prévision des recettes et des dépenses pour une
année. Pour comprendre les origines de la construction budgétaire, il faut partir du document
provisoire qu’un receveur dressait au Moyen Âge pour rendre compte de sa gestion et faciliter
le travail de correction du compte définitif à la chambre des comptes. La compilation des états
des receveurs permit progressivement d’établir un état général des recettes pour un territoire
donné. Cependant, la chronologie varie selon les États européens car il faut que la souveraineté
du prince sur les territoires concernés soit clairement établie avant de compiler les revenus qu’ils
rapportent. De ce point de vue, le contraste entre la monarchie des Valois et des Bourbons et
les monarchies multinationales des Habsbourg est saisissant. De même pour les dépenses, en
dresser la liste suppose une organisation de type ministériel (dépenses par « département ») qui
fut parfois longue à mettre en œuvre, tant il est vrai que le mode de gouvernement par conseils
a caractérisé les États modernes, comme l’Espagne par exemple. On trouve souvent dès la fin
du Moyen Âge des « états » généraux de recettes établis sommairement et par estimation. Plus
délicate est l’apparition des « états » de dépenses car, outre la contrainte organisationnelle que
l’on vient de mentionner, le principe de l’assignation des dépenses sur les recettes amenait le plus
souvent les teneurs de livres à consigner les premières dans les états des secondes. L’historien a
donc le plus souvent affaire à un seul et même document : l’« état des recettes et dépenses »,
dénommé parfois « bilan » comme dans les États de Piémont-Savoie (dès le xviie
 siècle) ou dans
les États italiens, ce qui ne facilite pas la compréhension générale du processus comptable. Le
« bilan » ici évoqué est bien un état estimatif des recettes et des dépenses construit en vue d’en
tirer des extraits, par trimestres, par mois, pour faciliter l’exécution budgétaire. Dans certains
territoires allemands, comme celui du prince-électeur de Brandebourg, cet état estimatif semble
avoir existé dès l’époque d’Albrecht Achilles (1470-1486).
Quand l’état général est dressé, on a affaire à un outil budgétaire. L’exécution du « budget »
est alors organisée par le re-fractionnement de l’état général en états spécialisés par comptable,
ce dernier ayant en charge une branche de revenus ou un territoire. Le fait se constate partout
en Europe. Ce fractionnement permet de faire la répartition des fonds entre trésoriers actifs; en
outre, il contraint les ordonnateurs secondaires à agir en respectant ces états, le prince gardant évi-
demment la possibilité d’en modifier l’exécution. Le système des états consistait donc en comptes
de synthèse dressés par les comptables publics pour rendre compte de leur gestion, comptes ou
états à partir desquels on projetait les recettes et dépenses pour l’exercice suivant, c’est-à-dire, car
le mot vient de là, pour la période de fonction de leurs successeurs.
La prévision budgétaire a connu ensuite quelques améliorations essentiellement liées à la sta-
bilisation des États modernes. Les postes « budgétaires » devinrent plus détaillés, la séparation
de l’ordinaire et de l’extraordinaire plus courante. On observe cette séparation entre assignations
« ordinaires » et assignations « extraordinaires » dès le début du xviie
 siècle dans le bilan général des
finances de Savoie par exemple; en France, Colbert imposa de même le principe d’une telle distinc-
tion. En Prusse, Frédéric-Guillaume Ier
renforça la « budgétisation » en faisant dresser deux états
généraux (un pour les revenus des domaines et un pour les revenus de la guerre) en trois colonnes
pour chacun : les recettes ordinaires et extraordinaires, les dépenses ordinaires et extraordinaires
et la colonne pour le calcul du total des recettes et du total des dépenses; l’état général pour les
domaines contenait par ailleurs un « Extraordinärer Bau- und Meliorations-etat » dit Extraordinarium
pour prévoir les dépenses d’aménagement. Mais ce qu’il faut surtout apprécier, c’est le moment où
une organisation étatique parvient à estimer non seulement les recettes et dépenses du Trésor du
prince, mais l’ensemble des recettes et dépenses d’un territoire, y compris celles des caisses qui ne
6. Parker Robert H., in Macmillan Dictionary of Accounting, Londres, Macmillan Press, 1984, p. 5.
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dépendaient pas directement du Trésor mais se trouvaient sous l’autorité du souverain. On entre
ici dans l’étude de la centralisation politique et administrative qui aboutit, quant à la prévision, à la
formation de documents d’un genre nouveau dénommés selon les cas « aperçu », « compte-rendu »,
« résumé » ou encore « bilan », dans le sens de balance générale des recettes et des dépenses d’un
territoire pour une année. Ces documents ont un caractère tout à la fois récapitulatif et prévision-
nel : l’effort de compilation rend la prévision plus précise. On peut aisément intégrer dans cette
liste l’« état » général des recettes et dépenses, mais pour les revenus du domaine seulement, formé
pour la première fois en Prusse en 1689 à la suite des efforts de Dodo von Knyphausen, le premier
« bilan » de Venise établi en 1736, l’« aperçu » présenté en 1755 par Patrice-François de Neny, tré-
sorier général des Pays-Bas autrichiens et défini comme un « apperçu de la recette et de la dépense
qui ont pu être évaluées d’avance et qui se trouvent expliquées dans la colonne d’observations », les
« balances générales des revenus et dépenses par année » de la Maison d’Autriche qui résultaient du
rapprochement entre l’aperçu pour l’année courante, qui tenait compte des arrérages de l’année pas-
sée, et le résultat des recettes et dépenses effectives, le « compte-rendu » au roi de Necker de 1781…
Le lecteur familier de l’État moderne ne sera pas surpris de constater le caractère tardif de ces
« budgets » saisissant l’ensemble des caisses d’un territoire. Il importe encore de rappeler que les
administrateurs qui ont fourni cet effort de compilation baignaient dans une culture économique
renouvelée au xviiie
 siècle par le développement de la statistique descriptive. Cette science positive
se muait alors en une science de la comptabilité territoriale que les historiens de l’économie poli-
tique ont décrite7
. Le dictionnaire n’a pas pris le parti de renseigner le lecteur dans le détail de cette
histoire intellectuelle car la comptabilité publique est d’abord née du contrôle des comptables. L’on
trouvera néanmoins dans plusieurs notices, comme « produit net, produit brut », « Lavoisier », les
éléments d’analyse qui permettent de comprendre comment les notions chères aux économistes
libéraux ont été ou non intégrées par les administrateurs des comptes publics, dès l’étape de la
prévision : le président de la Chambre des comptes de Vienne, Karl von Zinzendorf, signale à
Joseph II en 1786 que ses services ont réussi à tirer l’aperçu de la recette et de la dépense des Pays-
Bas autrichiens pour l’année 1782, le revenu brut étant distingué du revenu net.
Sur le plan politique en revanche, la gestation du « budget » tel que le conçoivent les contempo-
rains, c’est-à-dire un acte par lequel sont prévues et autorisées tant les recettes que les dépenses, fut
plus chaotique, encore qu’il convient de se demander si le principe d’autorisation n’était pas déjà
contenu en partie dans celui du consentement des impôts par les assemblées des régimes anciens
(diètes, cortès, états provinciaux, états généraux…) pour la partie recettes. Le cas anglais, longue-
ment détaillé dans ce dictionnaire qui reprend une historiographie peu connue en France, doit évi-
demment être souligné : à partir de 1688, le principe selon lequel nul impôt ne pouvait être levé ni
aucune dépense payée sans le consentement et l’autorisation préalables des contribuables représentés
par le parlement de Londres ne fut plus remis en cause. Cependant, les députés n’examinaient pas
chaque année l’ensemble des dépenses de l’État, mais seulement celles qui étaient « politiquement
sensibles », en particulier les dépenses militaires, les dépenses nouvelles ou les dépenses imprévues
de l’exercice précédent qui n’avaient pas de fonds affectés à leur paiement. On retrouve là les débats
qui animeront un siècle plus tard l’assemblée issue de la Révolution française.
Le contrôle comptable et la question de la partie double
L’étude du contrôle comptable est sans doute la plus stimulante, pour trois raisons : d’abord,
elle met en évidence plusieurs modes, voire modèles de contrôle qui nous permettent de dif-
férencier les systèmes comptables, ce que l’analyse de la prévision et de l’exécution ne rend pas
possible. Elle amène l’historien à observer de l’intérieur comment l’État se construit en dictant
des règles de contrôle sur lui-même; elle permet enfin d’isoler des savoirs comptables, basés le
7. On peut se reporter à Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique, XVIIe
-XVIIIe
siècle, Paris,
EHESS, 1992; Béraud Alain et Faccarello Gilbert (dir.), Nouvelle histoire de la pensée économique, Paris, Éditions
La Découverte, 1992.
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9
plus souvent sur la connaissance du fonctionnement des institutions concernées, et sur lesquels
d’est édifiée une science administrative aboutie.
Les enjeux du contrôle comptable sont de deux ordres : le repérage des « erreurs », « faux-
emplois », et plus généralement des « fraudes » et malversations des comptables d’une part, et le
suivi de la situation des recettes et dépenses d’autre part. L’un des apports de ce dictionnaire est
de mettre en lumière comment le suivi de la trésorerie devint un enjeu capital au moment où les
États modernes, pour financer les guerres, perpétuaient un niveau d’endettement élevé. Aux xviie
et xviiie
 siècles, la dette des États européens commença de déterminer de nouvelles politiques
de gestion. Il importait notamment de suivre à intervalles plus réguliers, voire constamment, les
recettes et dépenses. Le facteur temps devint essentiel à l’analyse de la situation. Contrôle judiciaire
et contrôle administratif des comptes n’avaient donc pas tout à fait les mêmes objectifs.
Les magistrats des « chambres des comptes » ont dès le Moyen Âge eu pour mission de contrôler les
comptes des comptables, du domaine du prince d’abord, de tous leurs États ensuite. L’administration
du domaine était autrefois dans leurs attributions. Le contrôle judiciaire par les chambres est décrit
dans ce dictionnaire pour le cas français. Les procédures de « calcul », de « reddition », de « correc-
tion », d’« audition » et de « clôture » des comptes… étaient analogues dans les autres pays européens.
Quand la nécessité se fit sentir de renseigner plus fréquemment le gouvernement des finances
sur la situation des comptables afin que celui-ci puisse ordonner des paiements sur des balances
de comptes encore positives, la question du contrôle administratif des comptes se posa pour uni-
formiser avec plus d’acuité. En charge de la clôture, les chambres des comptes étaient en mesure
de fournir de telles informations, mais les comptables devaient se conformer aux prescriptions
en transmettant des états de situation réguliers avec toutes les pièces justificatives pour permettre
une prompte clôture des comptes (une révision). De ce point de vue, les recherches des auteurs
du présent dictionnaire font émerger plusieurs interrogations. De toute évidence, les souverains
qui faisaient clore les comptes par trimestres, comme dans le cas de la Prusse ou du royaume de
Piémont-Sardaigne, bénéficiaient d’une information plus régulièrement actualisée que ceux qui
laissaient les comptables présenter leurs comptes une fois l’exercice achevé. Le fait est d’impor-
tance car il permet de comprendre les maux de la comptabilité du royaume de France. Là est
sans doute la clef qui permet de saisir pourquoi le « contrôle général » s’est développé en dehors
des chambres des comptes dans ce royaume, tandis qu’ailleurs, comme dans les États allemands,
le rôle du contrôleur général à la tête des chambres des comptes se renforça. Cependant, si le
contrôle général des finances français fit l’admiration de bien des administrateurs européens, il
semble que la mise en œuvre du contrôle par « états au vrai », que les comptables transmettaient
avec plusieurs années de retard, n’ait pas donné de grandes preuves d’efficacité.
Au-delà de ces interrogations, nous mettons également en avant les expériences d’adaptation
aux livres publics de la tenue des comptes en partie double héritée des savoirs marchands. Le
lecteur ne sera pas étonné de voir cette méthode adoptée très tôt dans les États italiens, le cas véni-
tien, longuement développé dans ce dictionnaire, se révélant être l’un des plus symptomatiques
de cette fusion organique entre la cité et la marchandise. La tentative espagnole de juillet 1580,
suivie par celle de 1592, est peut-être moins connue. Les auteurs de ce dictionnaire ont mis en
avant les « passeurs » de ce savoir, qui ont permis l’hybridation culturelle entre la marchandise et
l’administration du prince, puis de l’État, depuis Pedro Luis de Torregrosa (1522-1607) jusqu’à
Nicolas Mollien (1758-1850), en passant par Simon Stevin (1548-1620), les frères Paris ou
Johann Matthias Puechberg (1708-1788). Tout aussi captivante a été l’analyse des obstacles qui
se sont élevés contre ces tentatives. La puissance financière des comptables se révèle ici au grand
jour, tant il est vrai que les receveurs et les trésoriers tiraient de substantiels bénéfices grâce à la
rétention de recettes. Celle-ci était reconnue par tous dans les limites flexibles fixées par la morale
et par conséquent il semble logique que la tenue des livres en recette, dépense et reprise n’ait pas
cherché à la rendre visible au moment où elle était commise.
Il importe en outre de préciser que la tenue des livres en partie double ne formait pas
nécessairement la réponse adaptée aux problèmes auxquels les organisations publiques étaient
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confrontées. En effet, l’un des premiers objectifs du contrôle a été d’obtenir des comptables
l’enregistrement exact des faits dans les journaux et le report régulier de ces mêmes faits dans les
livres centraux par l’emploi d’« extraits » ou « bordereaux ». Soumettre tous les comptables d’un
même territoire à ces obligations constituait déjà en soit une gageure. De ce point de vue, la
comptabilité en « recette, dépense et reprise » fit ses preuves lorsqu’elle tenait à jour ce qui était
effectivement reçu et effectivement payé. En outre, il existait à côté de l’expertise marchande,
une expertise « domaniale » dont les enseignements pour l’État étaient tout aussi fructueux. De
la tenue des livres du domaine du prince, les administrateurs de la chambre (camera) tiraient des
méthodes d’enregistrement des recettes, des dépenses, mais aussi des biens mobiliers et immo-
biliers, qui donnèrent naissance à une comptabilité dite camérale qui sera très vite appliquée à
l’ensemble des revenus des souverains et s’adapta au développement de l’État. La « comptabilité
camérale » nouveau style conçue en Autriche en est un exemple.
Science des comptes, réformes comptables et circulation des modèles
Tous les pays ne sont pas représentés dans ce dictionnaire et l’on déplorera l’absence des
royaumes scandinaves, compensée toutefois par les développements sur la Russie. L’introduction
de notices portant sur cet empire est utile à la compréhension de la circulation des modèles.
Encore faut-il s’interroger sur l’existence effective de ces derniers. Les recherches menées ne
permettent pas de conclure à ce jour sur la réalité de modèles différenciés au début de l’époque
moderne. L’intense circulation d’hommes et de savoirs à l’intérieur des monarchies composées
(telle la monarchie espagnole jusqu’au xviiie
 siècle) favorisait certes les transferts d’expertise, mais
la modélisation, c’est-à-dire la construction intellectuelle de modèles différenciés par les acteurs,
semble être apparue plus tardivement, plutôt au xviiie
 siècle.
On notera par ailleurs que les souverains n’ont pas hésité à utiliser les compétences d’experts
« étrangers ». Au-delà de l’exemple du français Benoît-Marie Dupuy qui offrit ses services à
Bruxelles, c’est toute l’expertise comptable des fermes générales qui se diffusa à travers l’Europe
du xviiie
 siècle jusqu’à Berlin et à Florence8
. Pour autant, l’« importation » d’experts ne garantis-
sait pas le succès, tant il est vrai que toute réforme comptable supposait une connaissance intime
des institutions auxquelles elle s’appliquait. Une réforme avait d’autant plus de chance de réussir
qu’elle s’appuyait sur une tradition d’administration, ce que sut faire Jean Orry (1652-1719)
en Espagne en réformant la trésorerie de guerre, ce que comprit plus difficilement Joseph II de
Habsbourg lorsqu’il réforma la tenue des comptes à Bruxelles ou à Milan.
Lorsque la République des lettrés prit goût aux sciences de l’État, le mode de diffusion par
appropriation intellectuelle des modèles comptables étrangers devint possible. Le réformateur
de la comptabilité russe, Karl Ivanovic Arnold (1775-1845), étudia les sciences camérales et
comptables à l’université de Berlin avant de se rendre à Moscou. Carl August von Malchus
(1770-1840) étudia à l’académie de Heidelberg avant de travailler pour le compte de Jérôme
Bonaparte… Il prit connaissance des travaux de Martin Gaudin (1756-1841) qu’il reproduisit
pour partie dans ses propres écrits. À l’articulation des xviiie
et xixe
 siècles, la science comptable,
comme la science de l’estime qui s’occupait à la même époque d’apprécier le revenu territorial9
,
atteint donc un nouvel âge et devient l’objet de traités que nous avons recensés dans le chapitre
« sources » de la bibliographie générale, première du genre.
Marie-Laure Legay
8. Jean-Claude Waquet, « Les fermes générales dans l’Europe des Lumières : le cas toscan », Mélanges de l’École française
de Rome, Moyen Âge et temps modernes, LXXXIX, 1977.
9. Pour une comparaison de l’évolution des deux sciences, on peut se reporter à De l’estime au cadastre en Europe.
L’époque moderne, Paris, CHEFF, 2007.
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Dictionnaire historique de la comptabilité publique

  • 1. 5 Introduction Ce dictionnaire est le premier outil d’analyse des termes, techniques et réformes comptables restitués dans leur contexte historique. Il est le fruit du travail d’une équipe composée non seu- lement d’historiens, mais aussi de juristes et de spécialistes de sciences de gestion, et a fait l’objet du soutien de l’Agence nationale de la recherche. Il ne constitue pas un dictionnaire des finances publiques et ne s’intéresse aux institutions et aux politiques financières que dans leur rapport à l’histoire des comptes publics et de la science comptable. L’histoire des comptes publics est en chantier, non que les historiens n’aient guère prêté attention aux archives comptables, censiers, cherches de feux, « comptes », « états », « aperçus », « journaux », « livres de raison », « grands-livres », « registres », « prospectus », « brouillards », « manuels »…, mais ces archives ont rarement été exploitées pour qualifier le système comptable d’un État, organisation publique qui se développe à partir du xiiie  siècle et impose, sur un territoire donné, son adminis- tration militaire, judiciaire et fiscale. Si les comptes qui ont subsisté, d’un fermier, d’un clerc, d’une fabrique, d’un monastère, d’un hôpital, d’un gentilhomme, d’un marchand, d’un bourgeois, d’une manufacture, d’un entrepreneur… sont exploités, décrits et analysés, ceux de l’État demeurent encore mystérieux pour la plupart des chercheurs. La matière est ardue certes, encore que la comptabilité des temps modernes soit d’une archaïque simplicité, si on la compare aux programmes informatisés d’aujourd’hui. L’histoire des comptes publics peut cependant s’appuyer sur des précédents historiogra- phiques. Les travaux de Pierre Jeannin, Jochen Hoock et Wolfgang Kaiser sur les manuels et traités à l’usage des marchands ont non seulement identifié les contours socio-culturels d’un groupe d’acteurs, les marchands, mais révélé un savoir, une géographie européenne et un discours sur la gouvernance de l’économie1 . L’État en construction, a exploité ce savoir bâti sur le capitalisme commercial, industriel, puis financier. Il a aussi défini ses propres normes et pratiques comptables et finalement produit ses propres traités de « comptabilité ». Ce dictionnaire a été conçu dans un esprit résolument comparatiste. Ses auteurs se sont efforcés de mettre en lumière les convergences dans la pratique et dans la conception du contrôle comptable des États européens à l’époque moderne, convergences repérées dans les règles de tenue des livres et le vocabulaire commun, même si l’on constate pour la fin de la période l’émergence de modèles différenciés. Chronologie : les comptes de la gestion ancienne des États européens L’ouvrage opte pour une chronologie resserrée 1500-1850. Le terminus a quo marque l’instal- lation ou la consolidation de l’État moderne2 , et le terminus ad quem inaugure les premiers règle- ments codifiés de comptabilité publique, celui du 18 décembre 1824 en Prusse, du 31 mai 1838 en France, celui plus tardif du 7 octobre 1848 en Russie, la Loi d’administration et de comptabilité du 20 février 1850 en Espagne…, règlements où l’on peut encore lire la part des héritages de la comp- tabilité ancienne. Le terme 1850 s’entend aussi comme écho à la périodisation définie avant nous par les historiens de la comptabilité privée qui distinguent la période pré-capitaliste (depuis 4000 1. Hoock Jochen, Jeannin Pierre, Kaiser Wolfgang, Ars Mercatoria, Handbücher und Tracktate für den Gebrauch des Kaufmanns, 1470-1820, t. III, Analysen 1470-1700, Schöningh, Paderborn, 2001. 2. Jean-Philippe Genet, « La genèse de l’État moderne. Les enjeux d’un programme de recherche », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 118, juin 1997, p. 3-18. [«Dictionnairehistoriquedelacomptabilitépublique»,Marie-LaureLegay(dir.)] [PressesuniversitairesdeRennes,2010,www.pur-editions.fr]
  • 2. 6 avant J.-C. jusqu’à la fin du premier millénaire après J.-C.), la période du capitalisme marchand (vers l’an mil-vers l’an 1760), l’avènement du capitalisme industriel (1760-1830) et finalement l’ère de développement du capitalisme financier après 18303 . Il importe cependant d’intégrer la lecture politique de l’évolution des livres de comptes des organisations étatiques. Avant la reconnaissance des nations par les régimes de type parlementaire et l’avènement des finances « publiques », les élites nobles d’une part, détentrices de la terre et donc des recettes directes, et les hommes d’affaires d’autre part, financiers de la guerre et de la trésorerie, ont géré les deniers pour le compte des souverains européens. Peu d’entre eux ont échappé à la nécessité de recourir aux intermédiaires financiers, tant il est vrai que les ressources du domaine princier ne suffisaient guère à financer l’expansion de l’État. Que la souveraineté du prince fût complète, comme dans la monarchie française, ou incomplète, comme dans les territoires des Habsbourg, le monarque s’appuyait sur les corps constitués (assemblées provinciales, villes, clergé…) qui formaient avec lui le royaume et administraient une partie des recettes ordinaires. Les compagnies de finances et les banques privées furent sollicitées de leur côté pour financer les dépenses extraordinaires. Dans tous les cas, la gestion des deniers était dans les mains de receveurs et trésoriers dont les statuts, variables, n’avaient rien de comparable à ceux des fonctionnaires d’aujourd’hui. Qui veut comprendre les comptes d’autrefois doit garder à l’esprit le fait qu’avant le dévelop- pement de la monnaie fiduciaire (du latin fides, confiance), la rareté des espèces donnait lieu à des pratiques de gestion particulières. Les avances d’abord : tous les souverains ont sollicité des avances, non seulement des gens d’affaires qui signaient avec le roi des traités, des contrats de fournitures, des contrats de prêts… pour financer les besoins extraordinaires, mais aussi des receveurs et trésoriers de leurs États au titre des recettes fiscales, directes ou indirectes. Les monarques ne maîtrisaient pas la négociation du numéraire et conséquemment, leur trésorerie. La fraude ensuite : receveurs et tréso- riers étaient d’autant plus tentés que la définition même de l’intérêt public était lâche. Où commen- çait le service du prince, ou finissait le service du receveur? Par ailleurs, quand bien même tous les acteurs de cette histoire demeuraient sensibles aux préceptes de leurs Églises qui leur enjoignaient de renoncer aux taux usuraires, le service d’avances avait un coût. Le secret enfin : le mystère procédait d’une économie morale. Il était encore fréquent au xvie  siècle de jurer sur les Saints Évangiles de ne rien révéler de ce qui se délibérait au sein des assemblées et des conseils. Le secret relevait aussi d’une pratique absolue du pouvoir et de la raison d’État4 . Dès lors, on mesure en quoi consistait le contrôle comptable de cette époque. Il a fallu tout à la fois définir les obligations des « gestionnaires » ou administrateurs des deniers du roi vis-à-vis du souverain et solliciter une reddition des comptes – procédure qui caractérise le rapport du comptable (c’est-à-dire, en français, le responsable du maniement de deniers) à l’organisation publique et que l’on ne retrouve pas dans les obligations du comptable privé –, mobiliser des « contrôleurs », « inspecteurs », « auditeurs », « réviseurs »…consacrés par les institutions et finale- ment, non seulement améliorer les procédures judiciaires de contrôle, mais encore construire une comptabilité administrative capable d’accompagner le développement des organisations étatiques et de leurs dettes. Paradoxalement, l’encadrement bureaucratique de l’affairisme identifié au cœur de l’État s’est aidé de l’expertise comptable marchande : Jean-Baptiste Colbert était fils de marchand, comme l’Espagnol Pedro Luis de Torregrosa avant lui. Mais il a fallu aussi que les administrateurs comprennent toutes les opérations comptables (la prévision, l’exécution, la vérification) comme un tout et les unissent en une même branche. Comme nous le fait comprendre Henry Roseveare qui a travaillé sur le Trésor royal anglais : « The logic was only slowly perceived, the interdependence only belatedly created 5 . » De fait, le mot « comptabilité » n’apparaît en France que dans la deuxième moitié du xviiie  siècle. À la rencontre des deux mondes, on assiste à la formation d’une science administrative sans que cette histoire soit linéaire ni progressive. L’histoire de la comptabilité publique prétend donc à son tour étudier l’évolution de la pensée, des pratiques et des institutions 3. Edwards John Richard, A history of financial Accounting, Londres, Routledge, 1989, p. 9. 4. Étienne Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, Paris, Albin Michel, 2000. 5. Henry Roseveare, The Treasury 1660-1870. The Foundations of Control, Londres, George Allen & Unwin Ltd, p. 47. [«Dictionnairehistoriquedelacomptabilitépublique»,Marie-LaureLegay(dir.)] [PressesuniversitairesdeRennes,2010,www.pur-editions.fr]
  • 3. 7 comptables en réponse aux changements de l’environnement et des besoins de la société, ainsi que les effets de cette évolution sur l’environnement6 . La prévision et l’exécution : le système des « états » Le dictionnaire fait apparaître l’existence d’une prévision des recettes et des dépenses pour une année. Pour comprendre les origines de la construction budgétaire, il faut partir du document provisoire qu’un receveur dressait au Moyen Âge pour rendre compte de sa gestion et faciliter le travail de correction du compte définitif à la chambre des comptes. La compilation des états des receveurs permit progressivement d’établir un état général des recettes pour un territoire donné. Cependant, la chronologie varie selon les États européens car il faut que la souveraineté du prince sur les territoires concernés soit clairement établie avant de compiler les revenus qu’ils rapportent. De ce point de vue, le contraste entre la monarchie des Valois et des Bourbons et les monarchies multinationales des Habsbourg est saisissant. De même pour les dépenses, en dresser la liste suppose une organisation de type ministériel (dépenses par « département ») qui fut parfois longue à mettre en œuvre, tant il est vrai que le mode de gouvernement par conseils a caractérisé les États modernes, comme l’Espagne par exemple. On trouve souvent dès la fin du Moyen Âge des « états » généraux de recettes établis sommairement et par estimation. Plus délicate est l’apparition des « états » de dépenses car, outre la contrainte organisationnelle que l’on vient de mentionner, le principe de l’assignation des dépenses sur les recettes amenait le plus souvent les teneurs de livres à consigner les premières dans les états des secondes. L’historien a donc le plus souvent affaire à un seul et même document : l’« état des recettes et dépenses », dénommé parfois « bilan » comme dans les États de Piémont-Savoie (dès le xviie  siècle) ou dans les États italiens, ce qui ne facilite pas la compréhension générale du processus comptable. Le « bilan » ici évoqué est bien un état estimatif des recettes et des dépenses construit en vue d’en tirer des extraits, par trimestres, par mois, pour faciliter l’exécution budgétaire. Dans certains territoires allemands, comme celui du prince-électeur de Brandebourg, cet état estimatif semble avoir existé dès l’époque d’Albrecht Achilles (1470-1486). Quand l’état général est dressé, on a affaire à un outil budgétaire. L’exécution du « budget » est alors organisée par le re-fractionnement de l’état général en états spécialisés par comptable, ce dernier ayant en charge une branche de revenus ou un territoire. Le fait se constate partout en Europe. Ce fractionnement permet de faire la répartition des fonds entre trésoriers actifs; en outre, il contraint les ordonnateurs secondaires à agir en respectant ces états, le prince gardant évi- demment la possibilité d’en modifier l’exécution. Le système des états consistait donc en comptes de synthèse dressés par les comptables publics pour rendre compte de leur gestion, comptes ou états à partir desquels on projetait les recettes et dépenses pour l’exercice suivant, c’est-à-dire, car le mot vient de là, pour la période de fonction de leurs successeurs. La prévision budgétaire a connu ensuite quelques améliorations essentiellement liées à la sta- bilisation des États modernes. Les postes « budgétaires » devinrent plus détaillés, la séparation de l’ordinaire et de l’extraordinaire plus courante. On observe cette séparation entre assignations « ordinaires » et assignations « extraordinaires » dès le début du xviie  siècle dans le bilan général des finances de Savoie par exemple; en France, Colbert imposa de même le principe d’une telle distinc- tion. En Prusse, Frédéric-Guillaume Ier renforça la « budgétisation » en faisant dresser deux états généraux (un pour les revenus des domaines et un pour les revenus de la guerre) en trois colonnes pour chacun : les recettes ordinaires et extraordinaires, les dépenses ordinaires et extraordinaires et la colonne pour le calcul du total des recettes et du total des dépenses; l’état général pour les domaines contenait par ailleurs un « Extraordinärer Bau- und Meliorations-etat » dit Extraordinarium pour prévoir les dépenses d’aménagement. Mais ce qu’il faut surtout apprécier, c’est le moment où une organisation étatique parvient à estimer non seulement les recettes et dépenses du Trésor du prince, mais l’ensemble des recettes et dépenses d’un territoire, y compris celles des caisses qui ne 6. Parker Robert H., in Macmillan Dictionary of Accounting, Londres, Macmillan Press, 1984, p. 5. [«Dictionnairehistoriquedelacomptabilitépublique»,Marie-LaureLegay(dir.)] [PressesuniversitairesdeRennes,2010,www.pur-editions.fr]
  • 4. 8 dépendaient pas directement du Trésor mais se trouvaient sous l’autorité du souverain. On entre ici dans l’étude de la centralisation politique et administrative qui aboutit, quant à la prévision, à la formation de documents d’un genre nouveau dénommés selon les cas « aperçu », « compte-rendu », « résumé » ou encore « bilan », dans le sens de balance générale des recettes et des dépenses d’un territoire pour une année. Ces documents ont un caractère tout à la fois récapitulatif et prévision- nel : l’effort de compilation rend la prévision plus précise. On peut aisément intégrer dans cette liste l’« état » général des recettes et dépenses, mais pour les revenus du domaine seulement, formé pour la première fois en Prusse en 1689 à la suite des efforts de Dodo von Knyphausen, le premier « bilan » de Venise établi en 1736, l’« aperçu » présenté en 1755 par Patrice-François de Neny, tré- sorier général des Pays-Bas autrichiens et défini comme un « apperçu de la recette et de la dépense qui ont pu être évaluées d’avance et qui se trouvent expliquées dans la colonne d’observations », les « balances générales des revenus et dépenses par année » de la Maison d’Autriche qui résultaient du rapprochement entre l’aperçu pour l’année courante, qui tenait compte des arrérages de l’année pas- sée, et le résultat des recettes et dépenses effectives, le « compte-rendu » au roi de Necker de 1781… Le lecteur familier de l’État moderne ne sera pas surpris de constater le caractère tardif de ces « budgets » saisissant l’ensemble des caisses d’un territoire. Il importe encore de rappeler que les administrateurs qui ont fourni cet effort de compilation baignaient dans une culture économique renouvelée au xviiie  siècle par le développement de la statistique descriptive. Cette science positive se muait alors en une science de la comptabilité territoriale que les historiens de l’économie poli- tique ont décrite7 . Le dictionnaire n’a pas pris le parti de renseigner le lecteur dans le détail de cette histoire intellectuelle car la comptabilité publique est d’abord née du contrôle des comptables. L’on trouvera néanmoins dans plusieurs notices, comme « produit net, produit brut », « Lavoisier », les éléments d’analyse qui permettent de comprendre comment les notions chères aux économistes libéraux ont été ou non intégrées par les administrateurs des comptes publics, dès l’étape de la prévision : le président de la Chambre des comptes de Vienne, Karl von Zinzendorf, signale à Joseph II en 1786 que ses services ont réussi à tirer l’aperçu de la recette et de la dépense des Pays- Bas autrichiens pour l’année 1782, le revenu brut étant distingué du revenu net. Sur le plan politique en revanche, la gestation du « budget » tel que le conçoivent les contempo- rains, c’est-à-dire un acte par lequel sont prévues et autorisées tant les recettes que les dépenses, fut plus chaotique, encore qu’il convient de se demander si le principe d’autorisation n’était pas déjà contenu en partie dans celui du consentement des impôts par les assemblées des régimes anciens (diètes, cortès, états provinciaux, états généraux…) pour la partie recettes. Le cas anglais, longue- ment détaillé dans ce dictionnaire qui reprend une historiographie peu connue en France, doit évi- demment être souligné : à partir de 1688, le principe selon lequel nul impôt ne pouvait être levé ni aucune dépense payée sans le consentement et l’autorisation préalables des contribuables représentés par le parlement de Londres ne fut plus remis en cause. Cependant, les députés n’examinaient pas chaque année l’ensemble des dépenses de l’État, mais seulement celles qui étaient « politiquement sensibles », en particulier les dépenses militaires, les dépenses nouvelles ou les dépenses imprévues de l’exercice précédent qui n’avaient pas de fonds affectés à leur paiement. On retrouve là les débats qui animeront un siècle plus tard l’assemblée issue de la Révolution française. Le contrôle comptable et la question de la partie double L’étude du contrôle comptable est sans doute la plus stimulante, pour trois raisons : d’abord, elle met en évidence plusieurs modes, voire modèles de contrôle qui nous permettent de dif- férencier les systèmes comptables, ce que l’analyse de la prévision et de l’exécution ne rend pas possible. Elle amène l’historien à observer de l’intérieur comment l’État se construit en dictant des règles de contrôle sur lui-même; elle permet enfin d’isoler des savoirs comptables, basés le 7. On peut se reporter à Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique, XVIIe -XVIIIe siècle, Paris, EHESS, 1992; Béraud Alain et Faccarello Gilbert (dir.), Nouvelle histoire de la pensée économique, Paris, Éditions La Découverte, 1992. [«Dictionnairehistoriquedelacomptabilitépublique»,Marie-LaureLegay(dir.)] [PressesuniversitairesdeRennes,2010,www.pur-editions.fr]
  • 5. 9 plus souvent sur la connaissance du fonctionnement des institutions concernées, et sur lesquels d’est édifiée une science administrative aboutie. Les enjeux du contrôle comptable sont de deux ordres : le repérage des « erreurs », « faux- emplois », et plus généralement des « fraudes » et malversations des comptables d’une part, et le suivi de la situation des recettes et dépenses d’autre part. L’un des apports de ce dictionnaire est de mettre en lumière comment le suivi de la trésorerie devint un enjeu capital au moment où les États modernes, pour financer les guerres, perpétuaient un niveau d’endettement élevé. Aux xviie et xviiie  siècles, la dette des États européens commença de déterminer de nouvelles politiques de gestion. Il importait notamment de suivre à intervalles plus réguliers, voire constamment, les recettes et dépenses. Le facteur temps devint essentiel à l’analyse de la situation. Contrôle judiciaire et contrôle administratif des comptes n’avaient donc pas tout à fait les mêmes objectifs. Les magistrats des « chambres des comptes » ont dès le Moyen Âge eu pour mission de contrôler les comptes des comptables, du domaine du prince d’abord, de tous leurs États ensuite. L’administration du domaine était autrefois dans leurs attributions. Le contrôle judiciaire par les chambres est décrit dans ce dictionnaire pour le cas français. Les procédures de « calcul », de « reddition », de « correc- tion », d’« audition » et de « clôture » des comptes… étaient analogues dans les autres pays européens. Quand la nécessité se fit sentir de renseigner plus fréquemment le gouvernement des finances sur la situation des comptables afin que celui-ci puisse ordonner des paiements sur des balances de comptes encore positives, la question du contrôle administratif des comptes se posa pour uni- formiser avec plus d’acuité. En charge de la clôture, les chambres des comptes étaient en mesure de fournir de telles informations, mais les comptables devaient se conformer aux prescriptions en transmettant des états de situation réguliers avec toutes les pièces justificatives pour permettre une prompte clôture des comptes (une révision). De ce point de vue, les recherches des auteurs du présent dictionnaire font émerger plusieurs interrogations. De toute évidence, les souverains qui faisaient clore les comptes par trimestres, comme dans le cas de la Prusse ou du royaume de Piémont-Sardaigne, bénéficiaient d’une information plus régulièrement actualisée que ceux qui laissaient les comptables présenter leurs comptes une fois l’exercice achevé. Le fait est d’impor- tance car il permet de comprendre les maux de la comptabilité du royaume de France. Là est sans doute la clef qui permet de saisir pourquoi le « contrôle général » s’est développé en dehors des chambres des comptes dans ce royaume, tandis qu’ailleurs, comme dans les États allemands, le rôle du contrôleur général à la tête des chambres des comptes se renforça. Cependant, si le contrôle général des finances français fit l’admiration de bien des administrateurs européens, il semble que la mise en œuvre du contrôle par « états au vrai », que les comptables transmettaient avec plusieurs années de retard, n’ait pas donné de grandes preuves d’efficacité. Au-delà de ces interrogations, nous mettons également en avant les expériences d’adaptation aux livres publics de la tenue des comptes en partie double héritée des savoirs marchands. Le lecteur ne sera pas étonné de voir cette méthode adoptée très tôt dans les États italiens, le cas véni- tien, longuement développé dans ce dictionnaire, se révélant être l’un des plus symptomatiques de cette fusion organique entre la cité et la marchandise. La tentative espagnole de juillet 1580, suivie par celle de 1592, est peut-être moins connue. Les auteurs de ce dictionnaire ont mis en avant les « passeurs » de ce savoir, qui ont permis l’hybridation culturelle entre la marchandise et l’administration du prince, puis de l’État, depuis Pedro Luis de Torregrosa (1522-1607) jusqu’à Nicolas Mollien (1758-1850), en passant par Simon Stevin (1548-1620), les frères Paris ou Johann Matthias Puechberg (1708-1788). Tout aussi captivante a été l’analyse des obstacles qui se sont élevés contre ces tentatives. La puissance financière des comptables se révèle ici au grand jour, tant il est vrai que les receveurs et les trésoriers tiraient de substantiels bénéfices grâce à la rétention de recettes. Celle-ci était reconnue par tous dans les limites flexibles fixées par la morale et par conséquent il semble logique que la tenue des livres en recette, dépense et reprise n’ait pas cherché à la rendre visible au moment où elle était commise. Il importe en outre de préciser que la tenue des livres en partie double ne formait pas nécessairement la réponse adaptée aux problèmes auxquels les organisations publiques étaient [«Dictionnairehistoriquedelacomptabilitépublique»,Marie-LaureLegay(dir.)] [PressesuniversitairesdeRennes,2010,www.pur-editions.fr]
  • 6. 10 confrontées. En effet, l’un des premiers objectifs du contrôle a été d’obtenir des comptables l’enregistrement exact des faits dans les journaux et le report régulier de ces mêmes faits dans les livres centraux par l’emploi d’« extraits » ou « bordereaux ». Soumettre tous les comptables d’un même territoire à ces obligations constituait déjà en soit une gageure. De ce point de vue, la comptabilité en « recette, dépense et reprise » fit ses preuves lorsqu’elle tenait à jour ce qui était effectivement reçu et effectivement payé. En outre, il existait à côté de l’expertise marchande, une expertise « domaniale » dont les enseignements pour l’État étaient tout aussi fructueux. De la tenue des livres du domaine du prince, les administrateurs de la chambre (camera) tiraient des méthodes d’enregistrement des recettes, des dépenses, mais aussi des biens mobiliers et immo- biliers, qui donnèrent naissance à une comptabilité dite camérale qui sera très vite appliquée à l’ensemble des revenus des souverains et s’adapta au développement de l’État. La « comptabilité camérale » nouveau style conçue en Autriche en est un exemple. Science des comptes, réformes comptables et circulation des modèles Tous les pays ne sont pas représentés dans ce dictionnaire et l’on déplorera l’absence des royaumes scandinaves, compensée toutefois par les développements sur la Russie. L’introduction de notices portant sur cet empire est utile à la compréhension de la circulation des modèles. Encore faut-il s’interroger sur l’existence effective de ces derniers. Les recherches menées ne permettent pas de conclure à ce jour sur la réalité de modèles différenciés au début de l’époque moderne. L’intense circulation d’hommes et de savoirs à l’intérieur des monarchies composées (telle la monarchie espagnole jusqu’au xviiie  siècle) favorisait certes les transferts d’expertise, mais la modélisation, c’est-à-dire la construction intellectuelle de modèles différenciés par les acteurs, semble être apparue plus tardivement, plutôt au xviiie  siècle. On notera par ailleurs que les souverains n’ont pas hésité à utiliser les compétences d’experts « étrangers ». Au-delà de l’exemple du français Benoît-Marie Dupuy qui offrit ses services à Bruxelles, c’est toute l’expertise comptable des fermes générales qui se diffusa à travers l’Europe du xviiie  siècle jusqu’à Berlin et à Florence8 . Pour autant, l’« importation » d’experts ne garantis- sait pas le succès, tant il est vrai que toute réforme comptable supposait une connaissance intime des institutions auxquelles elle s’appliquait. Une réforme avait d’autant plus de chance de réussir qu’elle s’appuyait sur une tradition d’administration, ce que sut faire Jean Orry (1652-1719) en Espagne en réformant la trésorerie de guerre, ce que comprit plus difficilement Joseph II de Habsbourg lorsqu’il réforma la tenue des comptes à Bruxelles ou à Milan. Lorsque la République des lettrés prit goût aux sciences de l’État, le mode de diffusion par appropriation intellectuelle des modèles comptables étrangers devint possible. Le réformateur de la comptabilité russe, Karl Ivanovic Arnold (1775-1845), étudia les sciences camérales et comptables à l’université de Berlin avant de se rendre à Moscou. Carl August von Malchus (1770-1840) étudia à l’académie de Heidelberg avant de travailler pour le compte de Jérôme Bonaparte… Il prit connaissance des travaux de Martin Gaudin (1756-1841) qu’il reproduisit pour partie dans ses propres écrits. À l’articulation des xviiie et xixe  siècles, la science comptable, comme la science de l’estime qui s’occupait à la même époque d’apprécier le revenu territorial9 , atteint donc un nouvel âge et devient l’objet de traités que nous avons recensés dans le chapitre « sources » de la bibliographie générale, première du genre. Marie-Laure Legay 8. Jean-Claude Waquet, « Les fermes générales dans l’Europe des Lumières : le cas toscan », Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge et temps modernes, LXXXIX, 1977. 9. Pour une comparaison de l’évolution des deux sciences, on peut se reporter à De l’estime au cadastre en Europe. L’époque moderne, Paris, CHEFF, 2007. [«Dictionnairehistoriquedelacomptabilitépublique»,Marie-LaureLegay(dir.)] [PressesuniversitairesdeRennes,2010,www.pur-editions.fr]