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Mourir de chagrin – l'analyse de Shakespeare
« Jusqu'à quand sera-t-il possible de mourir de chagrin en France ? », s'indigne le journal Le
Monde dans une récente tribune (novembre 2013).1
Je ne voudrais pas paraître défaitiste, mais d'après mon expérience, et ce que j'ai compris de la vie
jusqu'à présent, j'ai bien peur que les progrès dans ce domaine soient lents.
Il me semble même qu'il n'y a rien de plus normal, quand on connaît les épreuves que beaucoup
d'entre nous sommes obligés de traverser, que de souhaiter – et parvenir ! - à mourir de chagrin.
Hamlet
Un de mes livres préférés, pour ne pas dire, mon livre préféré, est la pièce de théâtre Hamlet.
D'ailleurs, le titre réel de cette pièce est « La tragique histoire d'Hamlet, Prince du Danemark ».
C'est une histoire mondialement connue. On continue à la jouer, année après année, depuis 1598,
quand Shakespeare la présenta pour la première fois. C'était il y a 416 ans. Rendez-vous compte !
Imaginez que vous ou moi écrivions une pièce de théâtre et qu'on continue à la jouer dans 416 ans,
en 2430.
Assurément, cela voudrait dire que nous aurions trouvé quelque chose.
Et en effet, si la pièce est si connue, c'est notamment parce qu'elle contient le passage le plus
célèbre de la littérature mondiale : « Être ou ne pas être, telle est la question ».
« Être ou ne pas être »
La question complète que pose Hamlet, c'est, « mieux vaut-il être ou ne pas être ? », autrement dit,
mieux vaut-il vivre (être) ou se laisser mourir tout de suite (ne pas être) ?
Il commence par donner la réponse évidente à la question : vu toutes les douleurs de la vie, il vaut
bien mieux « ne pas être » - et donc se suicider.
Il donne la liste des choses insupportables à subir si l'on choisit de vivre. Et chacune suffit à justifier
de préférer mourir tout de suite. En choisissant de vivre, nous sommes pratiquement sûrs d'être
victimes de :
 « l'injure de l'oppresseur » : être opprimé, mais en plus, recevoir les injures de notre
oppresseur, non ses excuses ni sa pitié ;
 « l'humiliation de la pauvreté » : être pauvre, mais en plus être humilié parce qu'on est
pauvre ;
 « les angoisses de l'amour méprisé » : aimer une personne, être prêt à tout pour elle, mais ne
recevoir en retour que son mépris ;
 « les lenteurs de loi » : théoriquement, vous êtes censé être protégé par la loi. Mais en
pratique, la Justice est si lente que vous n'obtenez pas réparation (vrai à toutes les époques,
manifestement) ;
1 http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/11/01/jusqu-a-quand-sera-t-il-possible-de-mourir-de-chagrin-en-
france_3507001_3232.html
 « l'insolence du pouvoir » : les gens qui ont le pouvoir se permettent n'importe quoi, au nez
et à la barbe des citoyens « de base », qui assistent, impuissants, à leurs abus ;
 « les rebuffades que le mérite résigné reçoit des créatures indignes » : les personnes
méritantes et humbles (« le mérite résigné ») se se font moquer et persécuter par les
« créatures indignes ».
Bref, face à tout cela, Hamlet considère qu'il n'y a pas de « noblesse d'âme à subir la fronde et les
flèches de la fortune outrageante ». Il est beaucoup plus noble de « mettre fin aux maux du cœur et
aux mille tortures naturelles » qui accompagnent la vie en se donnant tout de suite un coup avec
« un simple poinçon » (poignard). « C'est là une terminaison qu'on doit souhaiter avec ferveur. »
Oui, « avec ferveur » !
Surtout que mourir ne consiste finalement qu'à dormir et oublier : « Mourir... dormir, rien de plus »,
déclare-t-il.
« Mourir, dormir... peut-être rêver ! »
Hamlet enchaîne sur un « mais » essentiel : « Mourir... dormir, dormir ! Peut-être rêver ! Oui, là est
l'embarras. » (C'est moi qui souligne).
Le problème d'Hamlet (qui lui même subit à ce moment là toutes sortes de malheurs qui devraient
lui donner l'envie de mourir de chagrin) est qu'il n'est pas sûr qu'il n'y ait rien après la mort... Car,
constate-t-il, la mort est une « région inexplorée, d'où nul voyageur ne revient ».
Or, il estime qu'il y a raison de « craindre » ce qui va se passer après la mort :
Il se demande si, par hasard, le sommeil de la mort ne serait pas accompagné de « rêves »,
autrement d'une conscience qui continuerait à exister.
Et ces rêves, que peuvent-ils être ? Ils n'en sait rien, pas plus que n'importe qui d'autre, mais il
estime que, malgré tout, cette possibilité, aussi peu probable soit-elle, suffit quand même à arrêter la
plupart d'entre nous sur le seuil de la mort :
« Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort,
 quand nous sommes débarrassés
de l’étreinte de cette vie ?
 Voilà qui doit nous arrêter. C’est cette réflexion-là qui nous vaut la
calamité d’une si longue existence. » (C'est encore moi qui souligne).
Voilà tout le problème (« Telle est la question »).
On peut douter de tout, ne croire ni en Dieu, ni en l'Homme, ni même en l'Univers, ni en soi-même.
La mort restera toujours « une région inexplorée d'où nul voyageur ne revient » et on ne pourra
jamais être sûr qu'il n'y a rien au-delà.
Cette pensée de la possibilité d'une vie après la mort n'est pas très consistante, nous dit Hamlet. Elle
paraît hautement improbable. Elle paraît même dérisoire à côté de la clarté des arguments rationnels
d'en finir tout de suite. Et pourtant, elle est là, et rien ne parvient à l'éteindre complètement :
« Ainsi les couleurs natives de la résolution
 blêmissent sous les pâles reflets de la pensée ;
 ainsi
les entreprises les plus énergiques et les plus importantes se détournent de leur cours, à cette
idée. »
Notez bien le contraste entre les termes forts « couleurs natives », « entreprises les plus énergiques
et les plus importantes » et, d'un autre côté « les pâles reflets de la pensée » et « cette idée ».
Il reconnaît que cette pensée d'une conscience après la mort est bien faible à côté de réalité des
malheurs de la vie.
Et pourtant, sa conclusion restera la même : malgré tout, il faut bien vivre...
Plus tôt, dans un autre vers extrêmement célèbre, il avait déclaré à son ami Horatio, qui lui servait
des arguments raisonnables :
« Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que ta philosophie n'en a jamais rêvé »2
.
Autrement dit, il y a dans la vie des mystères, des phénomènes de la nature qu'aucune science ne
peut et ne pourra jamais expliquer.
En 2014
Les choses ont-elle changé en 2014 ? Pas tant que ça, et c'est pour cela qu'on continue à lire et à
jouer Hamlet.
Notre situation matérielle est bien meilleure qu'à l'époque de Shakespeare. Mais pour autant, peut-
on dire qu'il y a moins d'injustices, d'humiliations, d'abus de pouvoir, de chagrins d'amour et de
malheurs qu'à l'époque ?
Il ne me semble pas, quand je lis les informations...
La différence est qu'il y a beaucoup plus de personnes qui estiment que la science a désormais
répondu à l'inquiétude d'Hamlet : « on sait maintenant scientifiquement que mourir, c'est dormir, et
non pas rêver ; il n'y a plus de conscience après la mort, tout est fini. »
Mais attention : Hamlet a répondu à cette question. S'il n'y a pas de conscience après la mort, la
« noblesse d'âme » est de se donner un coup de « poinçon » pour échapper à la « fortune
outrageante » ; il faut même désirer cette mort « avec ferveur ».
En ce qui me concerne, dans le doute, je préfère m'abstenir. Je dois faire partie de ceux qui pensent,
comme Hamlet, que malgré le progrès et toute la « philosophie », on n'est toujours sûr de rien...
Conclusion
Contrairement aux apparences, il n'est pas si « raisonnable » et « logique » de désespérer devant
l'existence et de mourir de chagrin.
C'est une chose compréhensible. Cela peut malheureusement arriver.
Mais quels que soient les outrages et les deuils que nous subissons, reste la possibilité que notre vie
ait une signification plus grande que celle que nous percevons. Que nos épreuves aient un sens.
Les personnes qui se relèvent, et ré-apprennent à sourire, à aimer la vie, après avoir connu les pires
souffrances (détention dans un cachot pendant des années, viols, tortures, crimes...) ne sont pas
illogiques.
Le problème est que la capacité à se relever ne dépend pas de nous. Elle dépend surtout de cette
petite flamme intérieure qui se rallume dans notre cœur, ou pas, et qui nous donne à nouveau envie
2 « There are more things in heaven and earth, Horatio than are dreamt of in your
philosophy » acte 1, scène 5.
de sourire à la vie et aux autres – ou pas. Et cela ne se décide pas. On peut au plus espérer très fort
que cela nous arrive.
Mais le fait est qu'il y a suffisamment d'exemples dans le passé de personnes à qui cela est arrivé,
pour que nous puissions nous aussi espérer, raisonnablement, que cela nous arrive aussi.
Sur mon chemin ce matin, je traversais un horrible boulevard, parcouru de voitures et de piétons
courant dans tous les sens, la mine renfrognée, dans la grisaille. Et je croise un très vieux monsieur,
tout courbé qui, au péril de sa vie, essayait de rejoindre l'autre côté. Hé bien ce monsieur qui, vu son
âge, avait forcément dû connaître les guerres, les catastrophes, les deuils, les maladies, les trahisons,
ainsi que la transformation totale et définitive de tout son environnement, il souriait ! D'un immense
sourire, plein de joie, les yeux pétillants d'allégresse. Je n'ai pas rêvé. Je me suis arrêté, je lui ai
souri à mon tour, et il m'a répondu, le visage encore plus illuminé par la joie. Et, sur mon honneur, il
n'est pas fou !
L'écrasante majorité des victimes des guerres et des camps n'ont pas décidé de se laisser mourir,
c'est un fait. L'essentiel des personnes qui souffrent, dans nos sociétés, pas non plus, et Dieu sait que
leur souffrance est pourtant terrible (solitude, abandon, extrême pauvreté, violence, injustice,
désespoir...).
Si donc, vous, ou quelqu'un que vous connaissez, avez l'envie de vous laisser « mourir de chagrin »,
dites-vous bien que, depuis Hamlet et bien avant lui, il est légitime d'avoir cette tentation. Mais que,
pour autant, la probabilité la plus forte est que, un jour, le désert qui vous entoure refleurira, comme
par miracle. L'important est de l'espérer, envers et contre tout.

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  • 1. Mourir de chagrin – l'analyse de Shakespeare « Jusqu'à quand sera-t-il possible de mourir de chagrin en France ? », s'indigne le journal Le Monde dans une récente tribune (novembre 2013).1 Je ne voudrais pas paraître défaitiste, mais d'après mon expérience, et ce que j'ai compris de la vie jusqu'à présent, j'ai bien peur que les progrès dans ce domaine soient lents. Il me semble même qu'il n'y a rien de plus normal, quand on connaît les épreuves que beaucoup d'entre nous sommes obligés de traverser, que de souhaiter – et parvenir ! - à mourir de chagrin. Hamlet Un de mes livres préférés, pour ne pas dire, mon livre préféré, est la pièce de théâtre Hamlet. D'ailleurs, le titre réel de cette pièce est « La tragique histoire d'Hamlet, Prince du Danemark ». C'est une histoire mondialement connue. On continue à la jouer, année après année, depuis 1598, quand Shakespeare la présenta pour la première fois. C'était il y a 416 ans. Rendez-vous compte ! Imaginez que vous ou moi écrivions une pièce de théâtre et qu'on continue à la jouer dans 416 ans, en 2430. Assurément, cela voudrait dire que nous aurions trouvé quelque chose. Et en effet, si la pièce est si connue, c'est notamment parce qu'elle contient le passage le plus célèbre de la littérature mondiale : « Être ou ne pas être, telle est la question ». « Être ou ne pas être » La question complète que pose Hamlet, c'est, « mieux vaut-il être ou ne pas être ? », autrement dit, mieux vaut-il vivre (être) ou se laisser mourir tout de suite (ne pas être) ? Il commence par donner la réponse évidente à la question : vu toutes les douleurs de la vie, il vaut bien mieux « ne pas être » - et donc se suicider. Il donne la liste des choses insupportables à subir si l'on choisit de vivre. Et chacune suffit à justifier de préférer mourir tout de suite. En choisissant de vivre, nous sommes pratiquement sûrs d'être victimes de :  « l'injure de l'oppresseur » : être opprimé, mais en plus, recevoir les injures de notre oppresseur, non ses excuses ni sa pitié ;  « l'humiliation de la pauvreté » : être pauvre, mais en plus être humilié parce qu'on est pauvre ;  « les angoisses de l'amour méprisé » : aimer une personne, être prêt à tout pour elle, mais ne recevoir en retour que son mépris ;  « les lenteurs de loi » : théoriquement, vous êtes censé être protégé par la loi. Mais en pratique, la Justice est si lente que vous n'obtenez pas réparation (vrai à toutes les époques, manifestement) ; 1 http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/11/01/jusqu-a-quand-sera-t-il-possible-de-mourir-de-chagrin-en- france_3507001_3232.html
  • 2.  « l'insolence du pouvoir » : les gens qui ont le pouvoir se permettent n'importe quoi, au nez et à la barbe des citoyens « de base », qui assistent, impuissants, à leurs abus ;  « les rebuffades que le mérite résigné reçoit des créatures indignes » : les personnes méritantes et humbles (« le mérite résigné ») se se font moquer et persécuter par les « créatures indignes ». Bref, face à tout cela, Hamlet considère qu'il n'y a pas de « noblesse d'âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante ». Il est beaucoup plus noble de « mettre fin aux maux du cœur et aux mille tortures naturelles » qui accompagnent la vie en se donnant tout de suite un coup avec « un simple poinçon » (poignard). « C'est là une terminaison qu'on doit souhaiter avec ferveur. » Oui, « avec ferveur » ! Surtout que mourir ne consiste finalement qu'à dormir et oublier : « Mourir... dormir, rien de plus », déclare-t-il. « Mourir, dormir... peut-être rêver ! » Hamlet enchaîne sur un « mais » essentiel : « Mourir... dormir, dormir ! Peut-être rêver ! Oui, là est l'embarras. » (C'est moi qui souligne). Le problème d'Hamlet (qui lui même subit à ce moment là toutes sortes de malheurs qui devraient lui donner l'envie de mourir de chagrin) est qu'il n'est pas sûr qu'il n'y ait rien après la mort... Car, constate-t-il, la mort est une « région inexplorée, d'où nul voyageur ne revient ». Or, il estime qu'il y a raison de « craindre » ce qui va se passer après la mort : Il se demande si, par hasard, le sommeil de la mort ne serait pas accompagné de « rêves », autrement d'une conscience qui continuerait à exister. Et ces rêves, que peuvent-ils être ? Ils n'en sait rien, pas plus que n'importe qui d'autre, mais il estime que, malgré tout, cette possibilité, aussi peu probable soit-elle, suffit quand même à arrêter la plupart d'entre nous sur le seuil de la mort : « Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort,
 quand nous sommes débarrassés de l’étreinte de cette vie ?
 Voilà qui doit nous arrêter. C’est cette réflexion-là qui nous vaut la calamité d’une si longue existence. » (C'est encore moi qui souligne). Voilà tout le problème (« Telle est la question »). On peut douter de tout, ne croire ni en Dieu, ni en l'Homme, ni même en l'Univers, ni en soi-même. La mort restera toujours « une région inexplorée d'où nul voyageur ne revient » et on ne pourra jamais être sûr qu'il n'y a rien au-delà. Cette pensée de la possibilité d'une vie après la mort n'est pas très consistante, nous dit Hamlet. Elle paraît hautement improbable. Elle paraît même dérisoire à côté de la clarté des arguments rationnels d'en finir tout de suite. Et pourtant, elle est là, et rien ne parvient à l'éteindre complètement : « Ainsi les couleurs natives de la résolution
 blêmissent sous les pâles reflets de la pensée ;
 ainsi les entreprises les plus énergiques et les plus importantes se détournent de leur cours, à cette idée. »
  • 3. Notez bien le contraste entre les termes forts « couleurs natives », « entreprises les plus énergiques et les plus importantes » et, d'un autre côté « les pâles reflets de la pensée » et « cette idée ». Il reconnaît que cette pensée d'une conscience après la mort est bien faible à côté de réalité des malheurs de la vie. Et pourtant, sa conclusion restera la même : malgré tout, il faut bien vivre... Plus tôt, dans un autre vers extrêmement célèbre, il avait déclaré à son ami Horatio, qui lui servait des arguments raisonnables : « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que ta philosophie n'en a jamais rêvé »2 . Autrement dit, il y a dans la vie des mystères, des phénomènes de la nature qu'aucune science ne peut et ne pourra jamais expliquer. En 2014 Les choses ont-elle changé en 2014 ? Pas tant que ça, et c'est pour cela qu'on continue à lire et à jouer Hamlet. Notre situation matérielle est bien meilleure qu'à l'époque de Shakespeare. Mais pour autant, peut- on dire qu'il y a moins d'injustices, d'humiliations, d'abus de pouvoir, de chagrins d'amour et de malheurs qu'à l'époque ? Il ne me semble pas, quand je lis les informations... La différence est qu'il y a beaucoup plus de personnes qui estiment que la science a désormais répondu à l'inquiétude d'Hamlet : « on sait maintenant scientifiquement que mourir, c'est dormir, et non pas rêver ; il n'y a plus de conscience après la mort, tout est fini. » Mais attention : Hamlet a répondu à cette question. S'il n'y a pas de conscience après la mort, la « noblesse d'âme » est de se donner un coup de « poinçon » pour échapper à la « fortune outrageante » ; il faut même désirer cette mort « avec ferveur ». En ce qui me concerne, dans le doute, je préfère m'abstenir. Je dois faire partie de ceux qui pensent, comme Hamlet, que malgré le progrès et toute la « philosophie », on n'est toujours sûr de rien... Conclusion Contrairement aux apparences, il n'est pas si « raisonnable » et « logique » de désespérer devant l'existence et de mourir de chagrin. C'est une chose compréhensible. Cela peut malheureusement arriver. Mais quels que soient les outrages et les deuils que nous subissons, reste la possibilité que notre vie ait une signification plus grande que celle que nous percevons. Que nos épreuves aient un sens. Les personnes qui se relèvent, et ré-apprennent à sourire, à aimer la vie, après avoir connu les pires souffrances (détention dans un cachot pendant des années, viols, tortures, crimes...) ne sont pas illogiques. Le problème est que la capacité à se relever ne dépend pas de nous. Elle dépend surtout de cette petite flamme intérieure qui se rallume dans notre cœur, ou pas, et qui nous donne à nouveau envie 2 « There are more things in heaven and earth, Horatio than are dreamt of in your philosophy » acte 1, scène 5.
  • 4. de sourire à la vie et aux autres – ou pas. Et cela ne se décide pas. On peut au plus espérer très fort que cela nous arrive. Mais le fait est qu'il y a suffisamment d'exemples dans le passé de personnes à qui cela est arrivé, pour que nous puissions nous aussi espérer, raisonnablement, que cela nous arrive aussi. Sur mon chemin ce matin, je traversais un horrible boulevard, parcouru de voitures et de piétons courant dans tous les sens, la mine renfrognée, dans la grisaille. Et je croise un très vieux monsieur, tout courbé qui, au péril de sa vie, essayait de rejoindre l'autre côté. Hé bien ce monsieur qui, vu son âge, avait forcément dû connaître les guerres, les catastrophes, les deuils, les maladies, les trahisons, ainsi que la transformation totale et définitive de tout son environnement, il souriait ! D'un immense sourire, plein de joie, les yeux pétillants d'allégresse. Je n'ai pas rêvé. Je me suis arrêté, je lui ai souri à mon tour, et il m'a répondu, le visage encore plus illuminé par la joie. Et, sur mon honneur, il n'est pas fou ! L'écrasante majorité des victimes des guerres et des camps n'ont pas décidé de se laisser mourir, c'est un fait. L'essentiel des personnes qui souffrent, dans nos sociétés, pas non plus, et Dieu sait que leur souffrance est pourtant terrible (solitude, abandon, extrême pauvreté, violence, injustice, désespoir...). Si donc, vous, ou quelqu'un que vous connaissez, avez l'envie de vous laisser « mourir de chagrin », dites-vous bien que, depuis Hamlet et bien avant lui, il est légitime d'avoir cette tentation. Mais que, pour autant, la probabilité la plus forte est que, un jour, le désert qui vous entoure refleurira, comme par miracle. L'important est de l'espérer, envers et contre tout.