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IUFM du Limousin                                                                           2008-2009
Philippe LESTAGE



                Construction sociale de l'intelligence

                                     ce document n'est pas le cours
                                   mais seulement un support du cours




1) introduction


    mécanisme de l'équilibration dans le constructivisme piagétien (interactions S/O)
           et dans le socio-constructivisme néopiagétien (interactions S/A/O)



                                                       dans une interaction Sujet/Objet
                                                                      ou
                                                       dans une interaction Sujet/Alter/Objet

                                                                                   (nouvelles
 perturbation                     déséquilibre                     rééquilibration assimilations et
  (ou lacune)                       cognitif                                       accommodations)



information ou situation                            pas de déséquilibre, pas de modification de
    non perturbante                            l'équilibre du système cognitif (assimilation directe)




   Le déséquilibre cognitif peut naître de la confrontation du sujet avec une situation
donnée. C'est le constructivisme piagétien classique.
   Mais il peut naître aussi de la confrontation avec des personnes (enfants ou adultes). Il est
alors ici question de conflit sociocognitif (DOISE, MUGNY, PERRET-CLERMONT, 1974,
1975) (1 ).



1 ) Michel GILLY : « Les premières publications relatives à la théorie du "conflit socio-cognitif"
remontent à un peu plus d'une dizaine d'années (DOISE, MUGNY et PERRET-CLERMONT, 1974,
1975). Des exposés précis et complets en ont été donnés à plusieurs reprises, notamment par A.-N.
PERRET-CLERMONT (1979), W. DOISE et G. MUGNY (1981) puis, plus récemment, par F.
CARUGATI et G. MUGNY (1985) », M. GILLY, Interaction entre pairs et constructions cognitives : modèles
explicatifs in A.-N. PERRET-CLERMONT et M. NICOLET (dir.), Interagir et connaître, Ed. Delval, 1988,
p. 20.
   Et cf. A.-N. PERRET-CLERMONT et A. BROSSARD, L'intrication des processus cognitifs et sociaux
dans les interactions in R. A. HINDE, A.-N. PERRET-CLERMONT, J. STEVENSON-HINDE, Relations
interpersonnelles et développement des savoirs, Ed. Delval, 1988, p. 441-464.
2



   Avec PIAGET on est dans une psychologie bipolaire :
            sujet/objet de connaissance

   Avec le CSC on s'inscrit dans une psychologie tripolaire :
              sujet/alter/objet de connaissance

   La construction de l'intelligence se fait ici dans les interactions sociales.


2) résumé

     La perspective de la construction sociale de l'intelligence, des connaissances a été développée
depuis les années 1970 par des psychologues sociaux de l'Ecole de Genève, continuateurs de
PIAGET, tels que Willem DOISE, Gabriel MUGNY, Anne-Nelly PERRET-CLERMONT. Leur
modèle se veut à la fois constructiviste et interactionniste : en coordonnant ses propres
actions avec celles d'autrui, le sujet enrichit ses opérations. Les interactions sociales sont ainsi
sources de progrès cognitifs.
     Ces chercheurs se proposent de passer d'une psychologie bipolaire (ego-objet) à une
psychologie tripolaire (ego-alter-objet). La co-construction des connaissances peut s'effectuer
par le biais d'un conflit sociocognitif ou par coopération. Ils établissent des liens avec les travaux
de VYGOTSKY (la construction des connaissances est d'abord interpersonnelle, puis intra-
personnelle), ainsi qu'avec les contributions de BRUNER (appropriation de la culture dans
les interactions sociales, interactions de tutelle, étayage).
     Que ce soit dans des interactions plutôt conflictuelles ou davantage coopératives, les
progrès des partenaires résultent d'une coordination de leurs centrations respectives,
succédant aux déséquilibres ou déstabilisations induits par leurs divergences cognitives ou
leurs simples différences de point de vue.


3) mécanisme du conflit sociocognitif

   Face à une tâche, ou un problème à résoudre, deux partenaires sont invités à travailler
ensemble. Généralement deux enfants de plus de 6-7 ans. Ils peuvent être de même niveau
ou bien l'un d'eux plus qualifié que l'autre (des interactions enfant-adulte sont également
étudiées). Aucun des deux ne sait parvenir seul à la solution. Ils ont pour consigne de se
mettre d'accord sur une solution commune. Exemple des réglettes.

     Les deux sujets vont exprimer des points de vue différents, des propositions divergentes.
Ils entrent ainsi dans un conflit dont la nature est double :
     - un conflit (ou déséquilibre) social : les désaccords entre eux posent des difficultés
       relationnelles
     - un conflit (ou déséquilibre) cognitif : chaque sujet n'est pas en mesure d'intégrer à la
       fois ses propres réponses et celles de l'autre en un ensemble unique et cohérent
     C'est donc un conflit socio-cognitif (CSC).

     La recherche par les deux partenaires du rétablissement d'une bonne relation entre eux
(c.-à-d. la régulation relationnelle du conflit social), va être le moteur de décentrations
intellectuelles de leur part. Celles-ci vont permettre une coordination des points de vue
différents (c.-à-d. susciter des régulations cognitives), une corésolution, au terme de laquelle
le conflit cognitif est résolu et, consécutivement, le conflit social aussi.

    Au bout du compte, en coordonnant ses propres actions et réflexions avec celles d'autrui,
le sujet va parvenir à un résultat (un équilibre cognitif supérieur) auquel il ne serait pas
3


parvenu tout seul. Ou, comme le dit VYGOTSKY : « ce que l'enfant sait faire aujourd'hui en
collaboration, il saura le faire tout seul demain » (1 ).

    Reprenant cette explication de VYGOTSKY, qui voit le développement de chaque
fonction psychique supérieure s'opérer en deux temps, d'abord comme activité collective,
sociale, interpsychique, puis comme activité individuelle, intérieure, intrapsychique, DOISE et
MUGNY récapitulent : « un processus interpersonnel se transforme en un processus intra-
personnel » (2 ).

   La notion de conflit sociocognitif a été créée en 1974, 1975 par DOISE, MUGNY et
PERRET-CLERMONT (3 ). Elle se base alors sur les travaux de PIAGET, mais elle va très vite
incorporer les conceptions de VYGOTSKY (DOISE & MUGNY, 1981 ; PERRET-CLERMONT,
1988) (4 ). Ces conceptions sont à cette époque de mieux en mieux étudiées et diffusées,
notamment depuis la fin des années 1970 par l'intermédiaire de James WERTSCH
(spécialiste américain de la psychologie soviétique).


4) qui était VYGOTKSY ?

    Lev Sémionovitch VYGOTSKY est né en 1896 dans une famille juive –donc en butte à de
sévères discriminations dans la Russie tsariste- et aisée de Biélorussie. Lors de la révolution
d'octobre, il se jette dans une fiévreuse activité publique (il est député de l'Armée rouge) et
surtout pédagogique. En 1924 il présente au deuxième congrès de psycho-neurologie de
Léningrad un rapport qui le fait connaître du grand public soviétique. Une chaire de
psychologie lui est alors confiée à l'Institut de Psychologie de Moscou. Il a pour mission de
prendre part à la reconstruction de la psychologie dans l'esprit du marxisme, ce qu'il accepte.
Malheureusement, en 1919 il contracte la tuberculose. Il travaillera avec une intense activité
jusqu'à sa mort en 1934 à l'âge de 37 ans.

    C'est sur son lit de mort qu'il dicte le dernier chapitre de Pensée et Langage, qui sera
publié peu après sa disparition. Mais dès 1936 toutes ses œuvres sont interdites en Union
Soviétique, victimes d'une complète censure pendant 20 ans, notamment en raison de sa trop
grande ouverture aux travaux occidentaux. Dont ceux de PIAGET. Car, comme ce dernier et
à la même époque, VYGOTSKY travaille sur le développement du langage et des structures
de la pensée chez l'enfant.

    Pensée et Langage reparaît en 1956 sous KROUTCHEV, dans un climat de déstalinisation.
Une première traduction (condensée) paraît aux Etats-Unis en 1962, puis dans la plupart des
langues occidentales, sauf le français. La première version intégrale de Pensée et Langage est
publiée en France en 1985 (5 ).


5) les thèses de VYGOTSKY

    Selon VYGOTSKY, chaque fonction cognitive supérieure apparaît deux fois au cours du
développement de l'enfant Elle se manifeste tout d'abord dans une activité collective
soutenue par l'adulte et le groupe social. Elle apparaît ensuite lors d'une activité individuelle
et devient alors une propriété intériorisée de la pensée de l'enfant.



1 ) VYGOTSKI, Pensée et langage, Editions Sociales, 1985. p. 273.
2 ) W. DOISE et G. MUGNY, Le développement social de l'intelligence, InterEditions, 1981. p. 32, 174.
3 ) A.-N. PERRET-CLERMONT, La construction de l'intelligence dans l'interaction sociale, Ed. Peter-Lang,
1979.
4 ) W. DOISE et G. MUGNY, Le développement social de l'intelligence, InterEditions, 1981.
    A.-N. PERRET-CLERMONT et M. NICOLET (dir.), Interagir et connaître, Ed. Delval, 1988.
5 ) VYGOTSKI, Pensée et langage, Editions Sociales, 1985.
4


    Le langage : VYGOTSKY illustre son propos par l'exemple du langage. Celui-ci apparaît
d'abord comme moyen de communication. C'est seulement dans un deuxième temps, en se
transformant en langage intérieur, qu'il devient un mode de pensée fondamental de l'enfant
lui-même. VYGOTSKY avance ici une interprétation totalement différente de celle de
PIAGET.

   Dans ces années 20, PIAGET et VYGOTSKY travaillent en effet tous les deux sur le
développement du langage (1 ). Tout au long de son livre Pensée et langage, VYGOTSKY
étudie les arguments de PIAGET, les évalue, les critique. De son côté, PIAGET n'a pas connu
VYGOTSKY, ainsi qu'il le déplore en 1959 dans son "Commentaire sur les remarque critiques
de VYGOTSKI (…)" qui a été ajouté à la fin de Pensée et langage par l'éditeur français :
           « Ce n'est pas sans tristesse qu'un auteur découvre, vingt-cinq ans après sa
      parution, l'ouvrage d'un autre auteur qui a disparu entre temps, lorsque cet ouvrage
      contient tant de vues l'intéressant directement qu'il eût fallu discuter de plus près et
      par contact personnel. Mon ami A. LURIA m'avait bien tenu au courant de la position
      de VYGOTSKY à mon égard, mais je n'avais jamais pu le lire ni le rencontrer et, en le
      lisant aujourd'hui, je le regrette profondément, car nous aurions pu nous entendre sur
      de nombreux points » (2 ).

     Pour le comparer très généralement à PIAGET, nous dirons que selon VYGOTSKY le
développement de l'enfant ne peut être abordé comme un processus autonome intérieur se
déroulant entre deux pôles, le sujet et l'environnement, avec accent sur le premier pour la
théorie de PIAGET, et sur le deuxième pour les théories behavioristes. VYGOTSKY pense, au
contraire, que le rapport du sujet à l'environnement est médiatisé par le groupe social auquel
il appartient.

    Pour ce qui concerne plus précisément le langage et son développement, PIAGET et
VYGOTSKY ont une conception inverse. Pour PIAGET le langage est d'abord égocentrique
puis, progressivement, se socialise. VYGOTSKY considère au contraire que le langage est
d'abord social et intersubjectif, avant de pouvoir s'intérioriser.




             6, 7 ans – langage socialisé                     6, 7 ans – langage intérieur
                                                                                +
                                                                         (langage communicatif)




               2 ans – langage égocentrique                      2 ans – langage social


                  PIAGET                                           VYGOTSKY




1 ) J. PIAGET, Le langage et la pensée chez l'enfant, Ed. Delachaux et Niestlé, 1923/1976.
2 ) J. PIAGET, Commentaire sur les remarque critiques de VYGOTSKI concernant Le langage et la pensée
chez l'enfant et Le jugement et le raisonnement chez l'enfant, in VYGOTSKI, Pensée et langage, Editions
Sociales, 1985, p. 387.
5


    Citons VYGOTSKY :
    « La fonction initiale du langage est la fonction de communication, de liaison sociale,
d'action sur l'entourage, aussi bien chez les adultes que chez l'enfant. Ainsi le langage initial
de l'enfant est purement social ; il serait incorrect de l'appeler langage socialisé, puisqu'à ce
mot est liée l'idée de quelque chose de non social au départ, qui ne le devient qu'en se
modifiant et en se développant.
    Ce n'est que plus tard que le langage social de l'enfant (…) se divise assez nettement en
langage égocentrique et en langage communicatif. Nous préférons ce dernier terme à celui
de langage socialisé que PIAGET emploie.
    (…) Le langage égocentrique, qui s'est détaché du langage social, se transforme ensuite
en langage intérieur.
    (…) Langage social -langage égocentrique- langage intérieur, tel est donc le schéma dans
son ensemble. Il s'oppose d'une part (…), et, d'autre part, au schéma de PIAGET » (1 ).

    Selon PIAGET, avant 6 ou 7 ans, plus de la moitié des propos de l'enfant relève de ce
qu'il appelle le langage égocentrique : il s'agit de répétitions (écholalies), monologues,
monologues à deux ou collectifs (2 ). Mais, au fil des ans, ce type de langage diminue
progressivement jusqu'à sa complète disparition. Cédant la place au langage socialisé :
information adaptée (échange réel de sa pensée avec d'autres), critique, ordres-prières-
menaces, questions, réponses (3 ).

     Pour VYGOTSKY au contraire, là ou PIAGET ne voit que rêverie dans le langage
égocentrique, lui l'interprète comme un intermédiaire entre le langage social (celui de la
communication avec autrui) et le langage intérieur (destiné à soi-même, à partir de 6-7 ans)
dont il constitue une ébauche. Ainsi, certes la quantité de langage égocentrique diminue au
fil des ans (comme le notait PIAGET), mais sa qualité, la richesse de sa structure augmentent
corrélativement, pour aboutir au langage intérieur à partir de 6-7 ans. Ce langage intérieur
constitue alors la base de la pensée logique de l'enfant puis de l'adulte.

     La zone proximale de développement : comment l'enfant apprend-il ? VYGOTSKY
critique la conception de PIAGET pour lequel on ne peut enseigner quelque chose à un
enfant que s'il a atteint le stade requis pour cet apprentissage. Il constate que des enfants
réussissent très bien dans des disciplines scolaires sans pour autant posséder la maturité
cognitive qui devrait, selon PIAGET, être présente. C'est le cas pour l'apprentissage de la
lecture, de l'écriture, de la grammaire, de l'arithmétique, des sciences naturelles, etc.

    Pourquoi ? Parce que l'enseignant va solliciter l'élève dans la zone proximale de
développement qui lui est propre. De quoi est-il question ici ? Comme nous l'avons vu au
début du 5) et en reprenant les termes de VYGOTSKY :
    « Chaque fonction psychique supérieure apparaît deux fois au cours du développement
de l'enfant : d'abord comme activité collective, sociale et donc comme fonction
interpsychique, puis la deuxième fois comme activité individuelle, comme propriété
intérieure de la pensée de l'enfant, comme fonction intrapsychique » (4 ).

    VYGOTSKY distingue ainsi ce que l'enfant peut accomplir seul (développement actuel de
l'enfant) de ce qu'il peut faire avec l'aide d'un adulte ou de pairs (capacité potentielle de
développement) (5 ). L'écart, la différence entre ces deux types d'activités correspond à la zone
proximale de développement (ou zone de proche développement). Pour reprendre encore
ses propres termes :

1)  VYGOTSKI, Pensée et langage, op. cit., p. 76-77.
2)  J. PIAGET, Le langage et la pensée chez l'enfant, Ed. Delachaux et Niestlé, 1923/1976. p. 18.
3)  Ibid. p. 19.
4)  L. VYGOTSKY (1935), Le problème de l'enseignement et du développement mental à l'âge scolaire, in B.
SNEUWLY et J.P. BRONCKART (dir.), VYGOTSKY aujourd'hui, Delachaux et Niestlé, 1985, p. 111.
5 ) Ibid. p. 107-108.
6


    « Ce n'est pas autre chose que la distance entre le niveau actuel du développement,
déterminé par la capacité de résoudre indépendamment un problème, et le niveau proximal
de développement, déterminé par la capacité de résoudre un problème sous le guidage d'un
adulte ou en collaboration avec un autre compagnon plus capable » (1 ).

    Autrement dit, l'apprentissage avec autrui crée les conditions chez l'enfant de toute une
série de processus de développement, lesquels ne se produisent que dans le cadre de la
communication et de la collaboration avec des adultes ou avec des pairs, mais qui
deviendront après coup une conquête propre de l'enfant. Comme nous l'avons dit plus haut :
"ce que l'enfant sait faire aujourd'hui en collaboration, il saura le faire tout seul demain", "un
processus interpersonnel se transforme en un processus intra-personnel".

   L'apprentissage ne coïncide pas avec le développement. La zone proximale de
développement est l'intermédiaire obligé entre apprentissage et développement (2 ).

    Consécutivement, alors que selon PIAGET le développement cognitif doit précéder
l'apprentissage, VYGOTSKY affirme au contraire que "l'apprentissage n'est valable que s'il
devance le développement", "l'apprentissage devance toujours le développement" (3 ). Si l'on s'en
tient aux théories comme celle de PIAGET qui supposent que le niveau de développement
détermine les capacités d'apprentissage, alors "l'apprentissage est à la remorque du
développement", précise-t-il (4 ). Au contraire, le seul bon enseignement est celui qui précède
le développement. VYGOTSKY accorde donc la primauté à l'apprentissage social, au
développement de l'intelligence dans et par le groupe ou avec le maître, avant que le progrès
intellectuel puisse être approprié et individualisé.


6) le conflit sociocognitif (DOISE et MUGNY, 1981)

    Dans leur livre de référence "Le développement social de l'intelligence" (1981) (5 ),
DOISE et MUGNY tentent d'ouvrir la théorie piagétienne -dont ils se réclament- au champ
du social. Leur volonté est de fournir une explication des progrès cognitifs par l'interaction
sociale, de remplacer une psychologie ego-objet par une psychologie ego-alter-objet.

    Les discussions entre enfants ayant chacun un point de vue partiel et donc inexact sur un
état du réel les amènent à changer de point de vue et à progresser (6 ). C'est ce mode de
relation, le conflit sociocognitif et pas seulement, ni même principalement, l'expérience faite
sur les objets, qui va mettre en question le système de pensée du sujet et déclencher le
processus de rééquilibration au stade supérieur -au sens piagétien de l'équilibration
majorante.

    A partir du stade opératoire concret (7-8 ans), la pensée de l'enfant accède aux
opérations intellectuelles. PIAGET les définit comme des actions intériorisées, réversibles
(inversion ou réciprocité au stade opératoire concret, les deux à la fois au stade opératoire
formel à partir de 11-12 ans) et coordonnées en systèmes. DOISE et MUGNY posent alors
que ces coordinations ne sont pas seulement de nature individuelle, mais aussi de nature
sociale. Ce serait en coordonnant ses actions avec celles des autres que l'individu acquiert la
maîtrise de systèmes de coordinations, ensuite individualisés et intériorisés (7 ).


1 ) L. VYGOTSKY (1934/1978), Interaction between learning and development, Mind in society, Harvard
University Press in A. RIVIERE, La psychologie de VYGOTSKY, Pierre Mardaga Editeur, 1990, p. 94.
2 ) cf. G. VERGNAUD, Lev VYGOTSKI, pédagogue et penseur de notre temps, Hachette Education, 2000,
p. 23-24.
3 ) VYGOTSKI, Pensée et langage, op. cit., p. 275, 266.
4 ) Ibid. p. 249, 253.
5 ) W. DOISE et G. MUGNY, Le développement social de l'intelligence, InterEditions, 1981.
6 ) Et, outre les interactions entre enfants, celles entre enfants et adultes.
7 ) W. DOISE et G. MUGNY, Le développement social de l'intelligence, op. cit. p. 34.
7


    Dans ce livre, les deux chercheurs se sont limités à l'étude de la mise en place de la
pensée opératoire concrète (7-8 ans), mais soulignent que la genèse des compétences
antérieures se réalise tout autant d'une manière sociale, ainsi que celle des compétences
postérieures (passage au stade opératoire formel) (1 ).

    Ils qualifient leur approche d'interactionniste et constructiviste ou plus exactement de
socio-interactionniste et socio-constructiviste (2 ). L'interaction ne réunit pas un sujet à un
objet, mais la relation à l'objet est médiatisée par la relation du sujet à d'autres individus.

    Ils ne se contentent pas de la conception paralléliste prônée par PIAGET selon laquelle
le développement des capacités sociales irait de pair avec celui des progrès dans les
opérations cognitives -ou même selon laquelle les progrès de la socialisation sont davantage
considérés comme des simples épiphénomènes des progrès cognitifs (3 ). A la limite, pour
PIAGET, il suffirait d'étudier le développement des structures cognitives pour connaître le
développement des régulations de l'interaction sociale.

     Une telle conception paralléliste élude le problème des liens de causalité entre le cognitif
et le social dans la genèse de la connaissance (4 ). DOISE et MUGNY cherchent au contraire à
comprendre cette causalité de la genèse psychosociologique des connaissances. Ils en
expliquent ainsi les mécanismes :

     En coordonnant ses propres actions avec celles d'autrui, l'enfant élabore les systèmes de
coordination de ses actions (de ses schèmes d'actions) et arrive à les reproduire tout seul par
la suite. Ils citent VYGOTSKY : “ Ce qu'un enfant peut faire aujourd'hui en collaborant avec au-
trui, il peut le faire tout seul demain ”, “ Un processus interpersonnel se transforme en un processus
intra-personnel ” (5 ).

     Ce mécanisme constitue une causalité circulaire qui progresse en spirale. Par
l'interaction le sujet maîtrise certaines coordinations (donc développement cognitif),
lesquelles lui permettent de participer à des interactions sociales plus élaborées qui, à leur
tour, deviennent sources de nouvelles coordinations, sources de développement cognitif ;
etc. (6 ).




1)   Ibid. p. 36.
2)   Ibid. p. 35, 172.
3)   Ibid. p. 15-18, 35, 171.
4)   Ibid. p. 15, 171.
5)   Ibid. p. 39, 174.
6)   Ibid. p. 35, 173.
8


   Les raisons pour lesquelles un conflit sociocognitif peut induire un développement
cognitif sont les suivantes (1 ) :
   1. Le CSC rend explicite la différence des points de vue, ignorée par la pensée pré-
      opératoire égocentrique, c.à.d. la prise de conscience par l'enfant de réponses autres
      que la sienne. Autrement dit, il est source de déséquilibre social et cognitif.
   2. Autrui fournit des indications qui peuvent être pertinentes pour l'élaboration d'un
      nouvel instrument cognitif. Il n'est cependant pas indispensable qu'autrui donne une
      réponse correcte : il peut être suffisant qu'il présente une centration opposée à celle de
      l'enfant, le progrès consistant alors en une coordination des points de vue différents.
   3. Le conflit sociocognitif augmente la probabilité que l'enfant soit cognitivement actif.
      Activité dont l'importance a été soulignée par PIAGET.
   4. Raison la plus fondamentale : le problème posé à l'enfant n'est pas simplement cognitif
      mais social. Il ne s'agit pas tant de résoudre un problème difficile que, avant tout,
      d'engager une relation interindividuelle, une relation avec autrui. DOISE et MUGNY
      émettent ici l'hypothèse fondamentale : “ Les régulations cognitives permettent d'établir ou
      de rétablir des relations spécifiques avec autrui ” (2 ). D'où la nécessité pour l'enfant de les
      mettre en oeuvre pour tenter de résoudre le conflit et rétablir ainsi une relation
      satisfaisante avec autrui.

    L'occurrence de conflits de communication est supposée être une condition nécessaire à
la décentration intellectuelle (3 ). Les régulations cognitives consistent alors en une
coordination des points de vue différents. Le conflit pose le problème de la coordination
nécessaire des points de vue en un système qui puisse mettre d'accord les partenaires. Une
coordination en un ensemble cognitivement plus équilibré doit être atteinte. Autrement dit,
c'est dans la coordination des points de vue pour parvenir à un accord, c.à.d. dans la
recherche du dépassement du déséquilibre cognitif inter-individuel, que les sujets pourront
dépasser leur propre déséquilibre intra-individuel.

    Par exemple, pour un enfant, la seule manière de distinguer ce que chaque autre perçoit
d'un point de vue différent est d'inscrire les perspectives dans un espace commun. Dans le
cas de la longueur des réglettes (chapitre 5), chaque enfant se centre sur l'un des
dépassements, ne tenant pas compte du dépassement complémentaire. La seule façon de
résoudre la question des centrations opposées, dans leurs jugements sur la longueur, est de
respecter chaque centration (donc chaque dépassement), mais en la coordonnant en un
système caractérisé par la conservation de l'égalité.

    DOISE et MUGNY font remarquer que le conflit sociocognitif suppose l'absence de
comportement de complaisance selon lequel l'enfant tente de réduire la divergence
interindividuelle des réponses (4 ). Une telle conduite d'évitement du conflit peut se
manifester dans le cas d'une relation asymétrique (expert/novice, relation de tutorat),
comme notamment le face à face adulte-enfant. Ce dernier peut supposer que l'adulte a
raison et se ranger à son avis.

    Cela ne signifie pas que toute relation asymétrique empêche l'apparition et la régulation
de conflits. Au contraire, les relations asymétriques entre enfants de niveaux cognitifs
différents ou entre enfants et adultes peuvent même être essentielles pour qu'apparaissent
des régulations cognitives. A condition que ces interactions se passent dans des conditions
spécifiques, telles que par exemple la remise en question systématique des réponses de
l'enfant par l'adulte, ou encore la présence de deux adultes qui soutiennent devant l'enfant
deux points de vue opposés.

1 ) Ibid. p. 175-177.
2 ) Ibid. p. 176.
3 ) Ibid. p. 41.
4 ) Ibid. p. 177.
9



   Dans un ouvrage ultérieur publié en 1997 (1 ), DOISE et MUGNY ont repris et
approfondi les recherches de leur premier livre de 1981.


7) différentes situations de conflit sociocognitif

    Des nombreuses recherches expérimentales réalisées pour tenter de valider l'hypothèse
du conflit sociocognitif, il ressort que 4 types principaux de situations sont susceptibles
d'induire des progrès cognitifs du fait d'une interaction conflictuelle (2 ). Il peut s'agir :

1- d'une hétérogénéité des niveaux cognitifs des partenaires
2- d'une opposition des centrations (face à face)
3- de l'existence de points de vues différents (face à face)
4- d'une remise en question de ses productions par autrui

    Examinons ces 4 situations :

    1- enfants de différents niveaux (préopératoire, intermédiaire, opératoire) : deux sujets
de 6 à 8 ans, placés côte à côte, ont à réaliser la réplique exacte d'un village construit par
l'expérimentateur. Les deux supports (de la maquette modèle et de la maquette à réaliser)
comportent chacun sur leur bordure un même repère à partir duquel doivent se positionner
les différents éléments du village. Compte tenu de ce repère on oriente différemment (par
une rotation de 90°) le support de copie par rapport aux deux enfants : il s'agit alors d'une
tâche de transformation spatiale puisque les enfants doivent tenir compte, dans leur copie,
du fait que l'orientation des deux villages n'est pas identique. Conformément aux résultats
des travaux piagétiens, on suppose que l'enfant de 6 ans, qui n'a pas encore atteint le niveau
opératoire concret, aura beaucoup de mal à s'acquitter de la tâche (3 ).

    Par un pré-test les enfants sont classés en trois niveaux. Niveau 1 (préopératoire), CN
(compensation nulle) : l'enfant reproduit le village modèle sur le support sans tenir compte
du repère d'orientation (soit par rotation perceptive de 90°, soit par simple translation).
Niveau 2 (intermédiaire), CP (compensation partielle) : l'enfant est capable de réaliser l'une
des inversions gauche/droite, devant/derrière, mais pas l'autre. Niveau 3 (opératoire), CT
(compensations totales) : l'enfant réalise les deux inversions, reproduisant donc correctement
le village par rapport au nouveau repère.

    On note des progrès importants chez les enfants préopératoires dans la mesure où ils
entrent en conflit de réponse avec des enfants opératoires.

    2- enfants de même niveau préopératoire mais qui présentent des centrations opposées
car ils ont des perspectives visuelles opposées : deux enfants de 5 ou 6 ans, placés face à face,
donnent une réponse non conservatoire lorsque l'on déplace, l'une par rapport à l'autre,
deux réglettes de même longueur ("est-ce que les réglettes sont toutes deux de la même
longueur ?"). Ils n'ont pas encore acquis la conservation de la longueur (ils sont non
conservants). Chacun se centrant sur le dépassement qu'il aperçoit de son côté, croît l'une
des deux réglettes plus longue. S'opposant dans leurs réponses, les enfants entrent en conflit
sociocognitif (4 ).

1 ) W. DOISE et G. MUGNY, Psychologie sociale & développement cognitif, Armand Colin, 1997.
2 ) M.-J. REMIGY, Le conflit sociocognitif, in J. HOUSSAYE (dir.), La pédagogie : une encyclopédie pour
aujourd'hui, ESF, 1993, p. 247-257. Marie-José REMIGY rapporte ici une présentation de ces 4
situations par Felice CARUGATI in G. MUGNY (dir.), Psychologie sociale du développement cognitif,
Peter Lang, 1985.
3 ) Pour cette 1ère situation, voir aussi W. DOISE et G. MUGNY, Le développement social de l'intelligence,
InterEditions, 1981, p. 118-139.
4 ) Pour cette 2ème situation, voir aussi W. DOISE et G. MUGNY, Le développement social de l'intelligence,
op. cit. p. 93-94, 96-97, 106-111.
10



    3- enfants de même niveau préopératoire (5 ou 6 ans) placés, comme au 2-, dans des
positions d'où ils ont des points de vue différents, puisque leurs perspectives visuelles sont
opposées. Ils doivent effectuer la même tâche de réplique d'un village qu'au 1-, sauf qu'au
lieu d'être placés côte à côte, ils sont ici face à face. Ainsi, pour ce qui est de leurs positions
spatiales respectives les enfants sont dans une situation comparable au 2-, mais ils ont à
présent une tâche à réaliser (une maquette) et non plus seulement un simple avis à donner
(longueur des règles) (1 ).

   4- enfin, on peut induire un conflit sociocognitif dans le cadre d'une interaction avec un
adulte : dans ce cas l'adulte remet systématiquement en cause les productions de l'enfant, ou
encore ses propres productions si l'enfant se range trop facilement de son avis.

    Bilan de ces 4 situations : les interactions de la situation 1 sont systématiquement
sources de plus de progrès que ne le sont les interactions entre des sujets non conservants
(préopératoires). Pour autant, on relève des progrès importants dans les situations 2 et 3.
Enfin, bien que la situation 4 soit plus délicate à manier, elle semble également déboucher
sur des progrès significatifs.

    nota : peut-il y avoir des conflits sociocognitifs en maternelle ?

    Avant 6-7 ans il n'y a pas de possibilité de décentration, donc pas de conflit
sociocognitif. Pourtant l'enfant est continuellement perturbé, déstabilisé (ou du moins
interpellé) par d'autres personnes qui induisent en lui des déséquilibres cognitifs (comme sur le
schéma de la page 1). Mais ce jeune enfant ne peut éventuellement se rééquilibrer qu'à partir de
son référentiel personnel, de sa centration propre (par de nouvelles accommodations et
assimilations). Cette rééquilibration ne peut en aucun cas consister en une coordination avec la
centration, le référentiel de l'autre personne (enfant ou adulte).

    Pour prendre une image, c'est comme si le petit enfant est dans une bulle, une sphère
centrée sur lui-même (égocentrée). Cette sphère va être perturbée, secouée au cours des
activités interactives avec autrui. Mais dans le cas de deux enfants de maternelle en
interaction, c'est comme s'ils étaient tous deux secoués, déséquilibrés l'un par l'autre, mais
chacun dans son référentiel, sa sphère propre. Ils se rééquilibreront éventuellement, mais de
façon autonome, égocentrée, indépendante de l'autre.

     Les progrès cognitifs accomplis dans les interactions sociales, avant 6-7 ans, se font donc
sans CSC. Dans la perspective piagétienne il s'agit d'équilibrations égocentrées. De son côté
BRUNER insiste sur ce cadre permanent d'interactions avec l'entourage, cadre au sein
duquel se construisent les progrès cognitifs de l'enfant. Notamment : l'acquisition du langage
(avec son caractère fonctionnel : utilisé pour communiquer), l'imitation (jeu et imitation ; qui
se fonde sur l'intention de mise en conformité de son activité avec celle du modèle),
l'interaction de tutelle (avec les 6 fonctions de tutelle ou de tutorat (2 )), l'appropriation de la
culture à travers les interactions, etc.


8) élargissement du socioconstructivisme à des interactions non conflictuelles

    Les travaux centrés sur le rôle constructeur des interactions sociales ont conduit les
chercheurs à classer les interactions sociocognitives en deux catégories : les interactions



1 ) Pour cette 3ème situation, voir aussi W. DOISE et G. MUGNY, Le développement social de l'intelligence,
op. cit. p. 139-144.
2 ) Les 6 fonctions de tutelle, tutorat ou étayage de BRUNER : 1) l'enrôlement, 2) la réduction des
degrés de liberté, 3) le maintien de l'orientation, 4) la signalisation des caractéristiques déterminantes,
5) le contrôle de la frustration, 6) la démonstration ou présentation de modèles.
11


symétriques ou dissymétriques (1 ). Dans la coopération, comme dans le conflit sociocognitif, les
interactions peuvent être symétriques ou dissymétriques. Il y a symétrie dans le cas
d'interactions entre pairs, pour résoudre ensemble une tâche, collaborer à la recherche d'une
solution et se mettre d'accord sur une solution commune. La définition des rôles est
égalitaire, le statut des partenaires comparable. Il y a dissymétrie dans le cas d'interactions
entre enfants de niveaux différents ou entre un enfant et un adulte. La situation est plus
difficile à organiser, il faut notamment éviter tout comportement de complaisance, ou de
soumission, selon lequel l'enfant se range à l'avis de l'enfant plus qualifié ou de l'adulte.

    Pour synthétiser :

    Les interactions dissymétriques constituent souvent des dynamiques inefficaces, avec
simple imitation, soumission ou complaisance. Mais elles peuvent tout autant déboucher sur
des progrès cognitifs, dans les conditions du CSC que nous avons examinées. Enfin, elles
peuvent aussi relever des interactions dissymétriques de guidage dans lesquelles sont engagés
les processus de tutelle ou tutorat que BRUNER a décrits avec ses 6 fonctions de guidage ou
étayage (cf. le nota 2 précédent).

    Outre les interactions dissymétriques, les interactions symétriques ont été particulièrement
étudiées par les psychologues sociaux de l'Ecole de Genève. Deux perspectives de recherches
en ont résulté :
                                     CSC, Ecole de Genève
    Perspective (néo)structurale : dans les alinéas précédents (du 1 au 7), nous avons
présenté les travaux de ces psychologues sociaux genevois. Avec eux l'approche
structuraliste génétique (2 ) de PIAGET est élargie aux progrès cognitifs qui se réalisent à
travers des interactions sociales de type CSC. Ces travaux sont aujourd'hui appelés
perspective (néo)structurale.

    Cette perspective néostructurale présente des limites. Les études ont porté
principalement sur la genèse des structures opératoires de l'intelligence chez l'enfant
(notamment l'accès au stade piagétien opératoire concret) et non pas sur des types de tâche,
des classes de problèmes. Le CSC a été surtout étudié avec des dyades enfant-enfant. Rares
sont les études portant sur des groupes de 3 ou 4 enfants (au maximum).

   Les principaux tenants de cette perspective admettent aujourd'hui que celle-ci est
probablement trop mécaniste. La validation expérimentale du processus d'intériorisation des
coordinations interindividuelles n'a pas été obtenue et la pauvreté fréquente des échanges
verbaux n'accrédite pas l'idée d'une telle coordination des réponses. Les épreuves utilisées
apparaissent peu représentatives de la diversité des acquisitions cognitives (3 ).

     Enfin, le CSC n'est absolument pas le seul mécanisme causal par lequel les interactions
sociales facilitent les progrès cognitifs. Les recherches postérieures au CSC ont montré que
les interactions sociales n'ont pas besoin d'être conflictuelles pour que s'opère la résolution
de déséquilibres cognitifs par deux partenaires.
                         coopération, Université d'Aix-en-Provence
    Perspective procédurale (PERRET-CLERMONT, NICOLET, GILLY, FRAISSE, ROUX,
BLAYE, 1988) (4 ) : en réalité, des progrès cognitifs, des corésolutions de problèmes, sont
communément observés dans des interactions sociales non conflictuelles de coopération,
coélaboration. Les procédures engagées par les partenaires sont l'enjeu de négociations qui

1 ) M. GILLY, Approches socio-constructives du développement cognitif in D. GAONAC'H, C. GOLDER
(dir.) Manuel de psychologie pour l'enseignement, Hachette, 1995, p. 136-153.
2 ) génétique est synonyme ici de "développemental" ; dérivé du mot "genèse" et non pas des "gènes".
3 ) C. SORSANA, Psychologie des interactions sociocognitives, Armand Colin, 1999.
4 ) A.-N. PERRET-CLERMONT et M. NICOLET (dir.), Interagir et connaître, Ed. Delval, 1988
12


entraînent chacun à se décentrer pour adopter un autre type de procédure de résolution. Il
n'y a plus conflit entre les deux sujets, mais déstabilisation de chacun (GILLY, 1988) (1 ).

     Au-delà de cette réalité, c'est un infléchissement de perspective qui est conduit à travers
de nouvelles investigations. L'objectif n'est plus de provoquer des progrès généraux de
l'intelligence, mais d'approfondir l'analyse des mécanismes par lesquels certains aspects
sociaux interviennent dans la construction de compétences cognitives dans des situations de
corésolution de problèmes, de tâches (2 ).

    Etudiant des situations de corésolution d'une tâche entre pairs, GILLY, FRAISSE et
ROUX (1988) (3 ) observent des alternances systématiques entre séquences de travail
individuel et séquences de travail interactif.

   Dans ce dernier cas du travail interactif, ils décrivent 4 types de dynamiques interactives
pouvant se produire dans des dyades. Ils les qualifient de 4 types de coélaboration :

    1- coélaboration acquiescante : l'un des partenaires initie une solution et l'autre contrôle et
       donne son accord. Il s'agit d'un véritable accord cognitif où ce dernier partenaire
       construit de par lui-même une réponse simultanée semblable, pour vérifier la solution
       initiée par le premier. Extérieurement, un seul des deux sujets est donc apparemment
       actif, élaborant une solution, pendant que le second se contente de le suivre en
       fournissant des feed-backs d'accord (gestuel et/ou verbaux). Mais ces acquiescements
       ont valeur de contrôle et de renforcement positif de la résolution proposée
    2- coconstruction : les prises de parole, ou les actions engagées, alternent pour construire
       une solution commune ; les deux partenaires participent à la résolution de façon
       complémentaire. Pratiquement, l'un des deux sujets commence une action ou une
       phrase, reprise par l'autre qui poursuit ce qui est commencé, puis le premier prend le
       relai, et ainsi de suite
    3- confrontation avec désaccord : un sujet refuse, sans argument, la proposition de son
       partenaire et ne propose pas autre chose
    4- confrontation contradictoire : le sujet qui s'oppose réagit par un désaccord argumenté
       et/ou propose une autre procédure. La relation est alors orientée vers une opposition
       de réponses et entraîne une phase de confrontation active afin de tenter de dépasser
       cette opposition. Ce dernier type de coélaboration correspond à la dynamique du
       conflit sociocognitif

    Des effets bénéfiques peuvent être retirés des trois types de coélaboration 1-, 2-, 4. Le
type 3- pourrait peut-être parfois en produire, mais ce point reste discuté. Les types 1- et 2-
(coélaboration acquiesante et coconstruction) sont qualifiés de collaboration (4 ). Le type 4
correspond au CSC.

    Les effets bénéfiques de ces coélaborations sont liés à deux grandes fonctions des
interventions réciproques des partenaires : la déstabilisation et le contrôle (5 ). Déstabilisation


1 ) M. GILLY, Interactions entre pairs et constructions cognitives : modèles explicatifs in A.-N. PERRET-
CLERMONT et M. NICOLET (dir.), Interagir et connaître, Ed. Delval, 1988, p. 19-28.
2 ) M. GILLY, Approches socio-constructives du développement cognitif in D. GAONAC'H, C. GOLDER
(dir.) Manuel de psychologie pour l'enseignement, Hachette, 1995, p. 130-167.
    C. SORSANA, Psychologie des interactions sociocognitives, Armand Colin, 1999.
3 ) M. GILLY, J. FRAISSE, J-P. ROUX, Résolution de problèmes en dyades et progrès cognitifs chez des
enfants de 11 à 13 ans : dynamiques interactives et mécanismes socio-cognitifs in A.-N. PERRET-
CLERMONT et M. NICOLET (dir.), Interagir et connaître, Ed. Delval, 1988, p. 73-92.
    Et voir : M. GILLY, Approches socio-constructives du développement cognitif in D. GAONAC'H, C.
GOLDER (dir.) Manuel de psychologie pour l'enseignement, Hachette, 1995, p. 148-151.
4 ) M. GILLY, Approches socio-constructives du développement cognitif in D. GAONAC'H, C. GOLDER
(dir.) Manuel de psychologie pour l'enseignement, Hachette, 1995, p. 150.
5 ) Ibid. p. 150.
13


parce que les individus, confrontés à une tâche commune, mobilisent des procédures de
résolution différentes. Contrôle car les partenaires s'engagent dans une gestion consciente de
l'activité de résolution : acquiesements, reformulations, interventions suscitant une
vérification de la solution esquissée par l'autre, etc.

     Indiquons quelques limites de cette approche procédurale. Le socioconstructivisme
s'attache à étudier le sujet, l'individu réel et non le "sujet épistémique" de PIAGET (sujet
"théorique", porteur des mécanismes cognitifs communs à tous). Cela étant, les individus ne
sont pas suffisamment socialement situés. Les sujets restent perçus comme interchangeables
dans les systèmes d'interaction étudiés. D'autres approches sociologiques et ethnologiques
ont tenté d'aller plus en avant vers une cognition socialement située (socially situated
cognition).

    Par ailleurs, l'étude des interactions ne prend pas en compte le contenu des échanges
verbaux, alors même que les coordinations interindividuelles sont placées au premier plan.
Or ces coordinations s'effectuent dans la conversation. D'autres recherches ont ainsi mis en
évidence l'importance de la verbalisation du raisonnement par les partenaires pour leurs
progrès cognitifs.

     Terminons par l'évocation de quelques autres difficultés. Certains pré-requis seraient
nécessaires pour que les enfants puissent bénéficier des interactions. Pré-requis d'ordre
cognitif : l'enfant doit disposer de schématismes élémentaires ; pré-requis d'ordre social : il
doit avoir des habiletés à communiquer et interpréter les messages. Nous avons évoqué
l'obstacle des comportements de soumission et de complaisance ; dans un même ordre
d'idée, il faut également citer les obstacles des comportements de non-coopération, de
compétition, les positions défensives, la remise en cause des compétences par le partenaire,
etc. (1 ).




                                    —————————————




1 ) C. BUCHS, L'interdépendance des ressources dans les dispositifs d'apprentissage entre pairs : menace des
compétences et dépendance informationnelle. Vers des processus médiateurs et modérateurs. Thèse de Doctorat
en Psychologie Sociale Expérimentale. Université Pierre Mendès France – Grenoble 2, 2002, p. 72-78.

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Construction sociale de l intelligence

  • 1. 1 IUFM du Limousin 2008-2009 Philippe LESTAGE Construction sociale de l'intelligence ce document n'est pas le cours mais seulement un support du cours 1) introduction mécanisme de l'équilibration dans le constructivisme piagétien (interactions S/O) et dans le socio-constructivisme néopiagétien (interactions S/A/O) dans une interaction Sujet/Objet ou dans une interaction Sujet/Alter/Objet (nouvelles perturbation déséquilibre rééquilibration assimilations et (ou lacune) cognitif accommodations) information ou situation pas de déséquilibre, pas de modification de non perturbante l'équilibre du système cognitif (assimilation directe) Le déséquilibre cognitif peut naître de la confrontation du sujet avec une situation donnée. C'est le constructivisme piagétien classique. Mais il peut naître aussi de la confrontation avec des personnes (enfants ou adultes). Il est alors ici question de conflit sociocognitif (DOISE, MUGNY, PERRET-CLERMONT, 1974, 1975) (1 ). 1 ) Michel GILLY : « Les premières publications relatives à la théorie du "conflit socio-cognitif" remontent à un peu plus d'une dizaine d'années (DOISE, MUGNY et PERRET-CLERMONT, 1974, 1975). Des exposés précis et complets en ont été donnés à plusieurs reprises, notamment par A.-N. PERRET-CLERMONT (1979), W. DOISE et G. MUGNY (1981) puis, plus récemment, par F. CARUGATI et G. MUGNY (1985) », M. GILLY, Interaction entre pairs et constructions cognitives : modèles explicatifs in A.-N. PERRET-CLERMONT et M. NICOLET (dir.), Interagir et connaître, Ed. Delval, 1988, p. 20. Et cf. A.-N. PERRET-CLERMONT et A. BROSSARD, L'intrication des processus cognitifs et sociaux dans les interactions in R. A. HINDE, A.-N. PERRET-CLERMONT, J. STEVENSON-HINDE, Relations interpersonnelles et développement des savoirs, Ed. Delval, 1988, p. 441-464.
  • 2. 2 Avec PIAGET on est dans une psychologie bipolaire : sujet/objet de connaissance Avec le CSC on s'inscrit dans une psychologie tripolaire : sujet/alter/objet de connaissance La construction de l'intelligence se fait ici dans les interactions sociales. 2) résumé La perspective de la construction sociale de l'intelligence, des connaissances a été développée depuis les années 1970 par des psychologues sociaux de l'Ecole de Genève, continuateurs de PIAGET, tels que Willem DOISE, Gabriel MUGNY, Anne-Nelly PERRET-CLERMONT. Leur modèle se veut à la fois constructiviste et interactionniste : en coordonnant ses propres actions avec celles d'autrui, le sujet enrichit ses opérations. Les interactions sociales sont ainsi sources de progrès cognitifs. Ces chercheurs se proposent de passer d'une psychologie bipolaire (ego-objet) à une psychologie tripolaire (ego-alter-objet). La co-construction des connaissances peut s'effectuer par le biais d'un conflit sociocognitif ou par coopération. Ils établissent des liens avec les travaux de VYGOTSKY (la construction des connaissances est d'abord interpersonnelle, puis intra- personnelle), ainsi qu'avec les contributions de BRUNER (appropriation de la culture dans les interactions sociales, interactions de tutelle, étayage). Que ce soit dans des interactions plutôt conflictuelles ou davantage coopératives, les progrès des partenaires résultent d'une coordination de leurs centrations respectives, succédant aux déséquilibres ou déstabilisations induits par leurs divergences cognitives ou leurs simples différences de point de vue. 3) mécanisme du conflit sociocognitif Face à une tâche, ou un problème à résoudre, deux partenaires sont invités à travailler ensemble. Généralement deux enfants de plus de 6-7 ans. Ils peuvent être de même niveau ou bien l'un d'eux plus qualifié que l'autre (des interactions enfant-adulte sont également étudiées). Aucun des deux ne sait parvenir seul à la solution. Ils ont pour consigne de se mettre d'accord sur une solution commune. Exemple des réglettes. Les deux sujets vont exprimer des points de vue différents, des propositions divergentes. Ils entrent ainsi dans un conflit dont la nature est double : - un conflit (ou déséquilibre) social : les désaccords entre eux posent des difficultés relationnelles - un conflit (ou déséquilibre) cognitif : chaque sujet n'est pas en mesure d'intégrer à la fois ses propres réponses et celles de l'autre en un ensemble unique et cohérent C'est donc un conflit socio-cognitif (CSC). La recherche par les deux partenaires du rétablissement d'une bonne relation entre eux (c.-à-d. la régulation relationnelle du conflit social), va être le moteur de décentrations intellectuelles de leur part. Celles-ci vont permettre une coordination des points de vue différents (c.-à-d. susciter des régulations cognitives), une corésolution, au terme de laquelle le conflit cognitif est résolu et, consécutivement, le conflit social aussi. Au bout du compte, en coordonnant ses propres actions et réflexions avec celles d'autrui, le sujet va parvenir à un résultat (un équilibre cognitif supérieur) auquel il ne serait pas
  • 3. 3 parvenu tout seul. Ou, comme le dit VYGOTSKY : « ce que l'enfant sait faire aujourd'hui en collaboration, il saura le faire tout seul demain » (1 ). Reprenant cette explication de VYGOTSKY, qui voit le développement de chaque fonction psychique supérieure s'opérer en deux temps, d'abord comme activité collective, sociale, interpsychique, puis comme activité individuelle, intérieure, intrapsychique, DOISE et MUGNY récapitulent : « un processus interpersonnel se transforme en un processus intra- personnel » (2 ). La notion de conflit sociocognitif a été créée en 1974, 1975 par DOISE, MUGNY et PERRET-CLERMONT (3 ). Elle se base alors sur les travaux de PIAGET, mais elle va très vite incorporer les conceptions de VYGOTSKY (DOISE & MUGNY, 1981 ; PERRET-CLERMONT, 1988) (4 ). Ces conceptions sont à cette époque de mieux en mieux étudiées et diffusées, notamment depuis la fin des années 1970 par l'intermédiaire de James WERTSCH (spécialiste américain de la psychologie soviétique). 4) qui était VYGOTKSY ? Lev Sémionovitch VYGOTSKY est né en 1896 dans une famille juive –donc en butte à de sévères discriminations dans la Russie tsariste- et aisée de Biélorussie. Lors de la révolution d'octobre, il se jette dans une fiévreuse activité publique (il est député de l'Armée rouge) et surtout pédagogique. En 1924 il présente au deuxième congrès de psycho-neurologie de Léningrad un rapport qui le fait connaître du grand public soviétique. Une chaire de psychologie lui est alors confiée à l'Institut de Psychologie de Moscou. Il a pour mission de prendre part à la reconstruction de la psychologie dans l'esprit du marxisme, ce qu'il accepte. Malheureusement, en 1919 il contracte la tuberculose. Il travaillera avec une intense activité jusqu'à sa mort en 1934 à l'âge de 37 ans. C'est sur son lit de mort qu'il dicte le dernier chapitre de Pensée et Langage, qui sera publié peu après sa disparition. Mais dès 1936 toutes ses œuvres sont interdites en Union Soviétique, victimes d'une complète censure pendant 20 ans, notamment en raison de sa trop grande ouverture aux travaux occidentaux. Dont ceux de PIAGET. Car, comme ce dernier et à la même époque, VYGOTSKY travaille sur le développement du langage et des structures de la pensée chez l'enfant. Pensée et Langage reparaît en 1956 sous KROUTCHEV, dans un climat de déstalinisation. Une première traduction (condensée) paraît aux Etats-Unis en 1962, puis dans la plupart des langues occidentales, sauf le français. La première version intégrale de Pensée et Langage est publiée en France en 1985 (5 ). 5) les thèses de VYGOTSKY Selon VYGOTSKY, chaque fonction cognitive supérieure apparaît deux fois au cours du développement de l'enfant Elle se manifeste tout d'abord dans une activité collective soutenue par l'adulte et le groupe social. Elle apparaît ensuite lors d'une activité individuelle et devient alors une propriété intériorisée de la pensée de l'enfant. 1 ) VYGOTSKI, Pensée et langage, Editions Sociales, 1985. p. 273. 2 ) W. DOISE et G. MUGNY, Le développement social de l'intelligence, InterEditions, 1981. p. 32, 174. 3 ) A.-N. PERRET-CLERMONT, La construction de l'intelligence dans l'interaction sociale, Ed. Peter-Lang, 1979. 4 ) W. DOISE et G. MUGNY, Le développement social de l'intelligence, InterEditions, 1981. A.-N. PERRET-CLERMONT et M. NICOLET (dir.), Interagir et connaître, Ed. Delval, 1988. 5 ) VYGOTSKI, Pensée et langage, Editions Sociales, 1985.
  • 4. 4 Le langage : VYGOTSKY illustre son propos par l'exemple du langage. Celui-ci apparaît d'abord comme moyen de communication. C'est seulement dans un deuxième temps, en se transformant en langage intérieur, qu'il devient un mode de pensée fondamental de l'enfant lui-même. VYGOTSKY avance ici une interprétation totalement différente de celle de PIAGET. Dans ces années 20, PIAGET et VYGOTSKY travaillent en effet tous les deux sur le développement du langage (1 ). Tout au long de son livre Pensée et langage, VYGOTSKY étudie les arguments de PIAGET, les évalue, les critique. De son côté, PIAGET n'a pas connu VYGOTSKY, ainsi qu'il le déplore en 1959 dans son "Commentaire sur les remarque critiques de VYGOTSKI (…)" qui a été ajouté à la fin de Pensée et langage par l'éditeur français : « Ce n'est pas sans tristesse qu'un auteur découvre, vingt-cinq ans après sa parution, l'ouvrage d'un autre auteur qui a disparu entre temps, lorsque cet ouvrage contient tant de vues l'intéressant directement qu'il eût fallu discuter de plus près et par contact personnel. Mon ami A. LURIA m'avait bien tenu au courant de la position de VYGOTSKY à mon égard, mais je n'avais jamais pu le lire ni le rencontrer et, en le lisant aujourd'hui, je le regrette profondément, car nous aurions pu nous entendre sur de nombreux points » (2 ). Pour le comparer très généralement à PIAGET, nous dirons que selon VYGOTSKY le développement de l'enfant ne peut être abordé comme un processus autonome intérieur se déroulant entre deux pôles, le sujet et l'environnement, avec accent sur le premier pour la théorie de PIAGET, et sur le deuxième pour les théories behavioristes. VYGOTSKY pense, au contraire, que le rapport du sujet à l'environnement est médiatisé par le groupe social auquel il appartient. Pour ce qui concerne plus précisément le langage et son développement, PIAGET et VYGOTSKY ont une conception inverse. Pour PIAGET le langage est d'abord égocentrique puis, progressivement, se socialise. VYGOTSKY considère au contraire que le langage est d'abord social et intersubjectif, avant de pouvoir s'intérioriser. 6, 7 ans – langage socialisé 6, 7 ans – langage intérieur + (langage communicatif) 2 ans – langage égocentrique 2 ans – langage social PIAGET VYGOTSKY 1 ) J. PIAGET, Le langage et la pensée chez l'enfant, Ed. Delachaux et Niestlé, 1923/1976. 2 ) J. PIAGET, Commentaire sur les remarque critiques de VYGOTSKI concernant Le langage et la pensée chez l'enfant et Le jugement et le raisonnement chez l'enfant, in VYGOTSKI, Pensée et langage, Editions Sociales, 1985, p. 387.
  • 5. 5 Citons VYGOTSKY : « La fonction initiale du langage est la fonction de communication, de liaison sociale, d'action sur l'entourage, aussi bien chez les adultes que chez l'enfant. Ainsi le langage initial de l'enfant est purement social ; il serait incorrect de l'appeler langage socialisé, puisqu'à ce mot est liée l'idée de quelque chose de non social au départ, qui ne le devient qu'en se modifiant et en se développant. Ce n'est que plus tard que le langage social de l'enfant (…) se divise assez nettement en langage égocentrique et en langage communicatif. Nous préférons ce dernier terme à celui de langage socialisé que PIAGET emploie. (…) Le langage égocentrique, qui s'est détaché du langage social, se transforme ensuite en langage intérieur. (…) Langage social -langage égocentrique- langage intérieur, tel est donc le schéma dans son ensemble. Il s'oppose d'une part (…), et, d'autre part, au schéma de PIAGET » (1 ). Selon PIAGET, avant 6 ou 7 ans, plus de la moitié des propos de l'enfant relève de ce qu'il appelle le langage égocentrique : il s'agit de répétitions (écholalies), monologues, monologues à deux ou collectifs (2 ). Mais, au fil des ans, ce type de langage diminue progressivement jusqu'à sa complète disparition. Cédant la place au langage socialisé : information adaptée (échange réel de sa pensée avec d'autres), critique, ordres-prières- menaces, questions, réponses (3 ). Pour VYGOTSKY au contraire, là ou PIAGET ne voit que rêverie dans le langage égocentrique, lui l'interprète comme un intermédiaire entre le langage social (celui de la communication avec autrui) et le langage intérieur (destiné à soi-même, à partir de 6-7 ans) dont il constitue une ébauche. Ainsi, certes la quantité de langage égocentrique diminue au fil des ans (comme le notait PIAGET), mais sa qualité, la richesse de sa structure augmentent corrélativement, pour aboutir au langage intérieur à partir de 6-7 ans. Ce langage intérieur constitue alors la base de la pensée logique de l'enfant puis de l'adulte. La zone proximale de développement : comment l'enfant apprend-il ? VYGOTSKY critique la conception de PIAGET pour lequel on ne peut enseigner quelque chose à un enfant que s'il a atteint le stade requis pour cet apprentissage. Il constate que des enfants réussissent très bien dans des disciplines scolaires sans pour autant posséder la maturité cognitive qui devrait, selon PIAGET, être présente. C'est le cas pour l'apprentissage de la lecture, de l'écriture, de la grammaire, de l'arithmétique, des sciences naturelles, etc. Pourquoi ? Parce que l'enseignant va solliciter l'élève dans la zone proximale de développement qui lui est propre. De quoi est-il question ici ? Comme nous l'avons vu au début du 5) et en reprenant les termes de VYGOTSKY : « Chaque fonction psychique supérieure apparaît deux fois au cours du développement de l'enfant : d'abord comme activité collective, sociale et donc comme fonction interpsychique, puis la deuxième fois comme activité individuelle, comme propriété intérieure de la pensée de l'enfant, comme fonction intrapsychique » (4 ). VYGOTSKY distingue ainsi ce que l'enfant peut accomplir seul (développement actuel de l'enfant) de ce qu'il peut faire avec l'aide d'un adulte ou de pairs (capacité potentielle de développement) (5 ). L'écart, la différence entre ces deux types d'activités correspond à la zone proximale de développement (ou zone de proche développement). Pour reprendre encore ses propres termes : 1) VYGOTSKI, Pensée et langage, op. cit., p. 76-77. 2) J. PIAGET, Le langage et la pensée chez l'enfant, Ed. Delachaux et Niestlé, 1923/1976. p. 18. 3) Ibid. p. 19. 4) L. VYGOTSKY (1935), Le problème de l'enseignement et du développement mental à l'âge scolaire, in B. SNEUWLY et J.P. BRONCKART (dir.), VYGOTSKY aujourd'hui, Delachaux et Niestlé, 1985, p. 111. 5 ) Ibid. p. 107-108.
  • 6. 6 « Ce n'est pas autre chose que la distance entre le niveau actuel du développement, déterminé par la capacité de résoudre indépendamment un problème, et le niveau proximal de développement, déterminé par la capacité de résoudre un problème sous le guidage d'un adulte ou en collaboration avec un autre compagnon plus capable » (1 ). Autrement dit, l'apprentissage avec autrui crée les conditions chez l'enfant de toute une série de processus de développement, lesquels ne se produisent que dans le cadre de la communication et de la collaboration avec des adultes ou avec des pairs, mais qui deviendront après coup une conquête propre de l'enfant. Comme nous l'avons dit plus haut : "ce que l'enfant sait faire aujourd'hui en collaboration, il saura le faire tout seul demain", "un processus interpersonnel se transforme en un processus intra-personnel". L'apprentissage ne coïncide pas avec le développement. La zone proximale de développement est l'intermédiaire obligé entre apprentissage et développement (2 ). Consécutivement, alors que selon PIAGET le développement cognitif doit précéder l'apprentissage, VYGOTSKY affirme au contraire que "l'apprentissage n'est valable que s'il devance le développement", "l'apprentissage devance toujours le développement" (3 ). Si l'on s'en tient aux théories comme celle de PIAGET qui supposent que le niveau de développement détermine les capacités d'apprentissage, alors "l'apprentissage est à la remorque du développement", précise-t-il (4 ). Au contraire, le seul bon enseignement est celui qui précède le développement. VYGOTSKY accorde donc la primauté à l'apprentissage social, au développement de l'intelligence dans et par le groupe ou avec le maître, avant que le progrès intellectuel puisse être approprié et individualisé. 6) le conflit sociocognitif (DOISE et MUGNY, 1981) Dans leur livre de référence "Le développement social de l'intelligence" (1981) (5 ), DOISE et MUGNY tentent d'ouvrir la théorie piagétienne -dont ils se réclament- au champ du social. Leur volonté est de fournir une explication des progrès cognitifs par l'interaction sociale, de remplacer une psychologie ego-objet par une psychologie ego-alter-objet. Les discussions entre enfants ayant chacun un point de vue partiel et donc inexact sur un état du réel les amènent à changer de point de vue et à progresser (6 ). C'est ce mode de relation, le conflit sociocognitif et pas seulement, ni même principalement, l'expérience faite sur les objets, qui va mettre en question le système de pensée du sujet et déclencher le processus de rééquilibration au stade supérieur -au sens piagétien de l'équilibration majorante. A partir du stade opératoire concret (7-8 ans), la pensée de l'enfant accède aux opérations intellectuelles. PIAGET les définit comme des actions intériorisées, réversibles (inversion ou réciprocité au stade opératoire concret, les deux à la fois au stade opératoire formel à partir de 11-12 ans) et coordonnées en systèmes. DOISE et MUGNY posent alors que ces coordinations ne sont pas seulement de nature individuelle, mais aussi de nature sociale. Ce serait en coordonnant ses actions avec celles des autres que l'individu acquiert la maîtrise de systèmes de coordinations, ensuite individualisés et intériorisés (7 ). 1 ) L. VYGOTSKY (1934/1978), Interaction between learning and development, Mind in society, Harvard University Press in A. RIVIERE, La psychologie de VYGOTSKY, Pierre Mardaga Editeur, 1990, p. 94. 2 ) cf. G. VERGNAUD, Lev VYGOTSKI, pédagogue et penseur de notre temps, Hachette Education, 2000, p. 23-24. 3 ) VYGOTSKI, Pensée et langage, op. cit., p. 275, 266. 4 ) Ibid. p. 249, 253. 5 ) W. DOISE et G. MUGNY, Le développement social de l'intelligence, InterEditions, 1981. 6 ) Et, outre les interactions entre enfants, celles entre enfants et adultes. 7 ) W. DOISE et G. MUGNY, Le développement social de l'intelligence, op. cit. p. 34.
  • 7. 7 Dans ce livre, les deux chercheurs se sont limités à l'étude de la mise en place de la pensée opératoire concrète (7-8 ans), mais soulignent que la genèse des compétences antérieures se réalise tout autant d'une manière sociale, ainsi que celle des compétences postérieures (passage au stade opératoire formel) (1 ). Ils qualifient leur approche d'interactionniste et constructiviste ou plus exactement de socio-interactionniste et socio-constructiviste (2 ). L'interaction ne réunit pas un sujet à un objet, mais la relation à l'objet est médiatisée par la relation du sujet à d'autres individus. Ils ne se contentent pas de la conception paralléliste prônée par PIAGET selon laquelle le développement des capacités sociales irait de pair avec celui des progrès dans les opérations cognitives -ou même selon laquelle les progrès de la socialisation sont davantage considérés comme des simples épiphénomènes des progrès cognitifs (3 ). A la limite, pour PIAGET, il suffirait d'étudier le développement des structures cognitives pour connaître le développement des régulations de l'interaction sociale. Une telle conception paralléliste élude le problème des liens de causalité entre le cognitif et le social dans la genèse de la connaissance (4 ). DOISE et MUGNY cherchent au contraire à comprendre cette causalité de la genèse psychosociologique des connaissances. Ils en expliquent ainsi les mécanismes : En coordonnant ses propres actions avec celles d'autrui, l'enfant élabore les systèmes de coordination de ses actions (de ses schèmes d'actions) et arrive à les reproduire tout seul par la suite. Ils citent VYGOTSKY : “ Ce qu'un enfant peut faire aujourd'hui en collaborant avec au- trui, il peut le faire tout seul demain ”, “ Un processus interpersonnel se transforme en un processus intra-personnel ” (5 ). Ce mécanisme constitue une causalité circulaire qui progresse en spirale. Par l'interaction le sujet maîtrise certaines coordinations (donc développement cognitif), lesquelles lui permettent de participer à des interactions sociales plus élaborées qui, à leur tour, deviennent sources de nouvelles coordinations, sources de développement cognitif ; etc. (6 ). 1) Ibid. p. 36. 2) Ibid. p. 35, 172. 3) Ibid. p. 15-18, 35, 171. 4) Ibid. p. 15, 171. 5) Ibid. p. 39, 174. 6) Ibid. p. 35, 173.
  • 8. 8 Les raisons pour lesquelles un conflit sociocognitif peut induire un développement cognitif sont les suivantes (1 ) : 1. Le CSC rend explicite la différence des points de vue, ignorée par la pensée pré- opératoire égocentrique, c.à.d. la prise de conscience par l'enfant de réponses autres que la sienne. Autrement dit, il est source de déséquilibre social et cognitif. 2. Autrui fournit des indications qui peuvent être pertinentes pour l'élaboration d'un nouvel instrument cognitif. Il n'est cependant pas indispensable qu'autrui donne une réponse correcte : il peut être suffisant qu'il présente une centration opposée à celle de l'enfant, le progrès consistant alors en une coordination des points de vue différents. 3. Le conflit sociocognitif augmente la probabilité que l'enfant soit cognitivement actif. Activité dont l'importance a été soulignée par PIAGET. 4. Raison la plus fondamentale : le problème posé à l'enfant n'est pas simplement cognitif mais social. Il ne s'agit pas tant de résoudre un problème difficile que, avant tout, d'engager une relation interindividuelle, une relation avec autrui. DOISE et MUGNY émettent ici l'hypothèse fondamentale : “ Les régulations cognitives permettent d'établir ou de rétablir des relations spécifiques avec autrui ” (2 ). D'où la nécessité pour l'enfant de les mettre en oeuvre pour tenter de résoudre le conflit et rétablir ainsi une relation satisfaisante avec autrui. L'occurrence de conflits de communication est supposée être une condition nécessaire à la décentration intellectuelle (3 ). Les régulations cognitives consistent alors en une coordination des points de vue différents. Le conflit pose le problème de la coordination nécessaire des points de vue en un système qui puisse mettre d'accord les partenaires. Une coordination en un ensemble cognitivement plus équilibré doit être atteinte. Autrement dit, c'est dans la coordination des points de vue pour parvenir à un accord, c.à.d. dans la recherche du dépassement du déséquilibre cognitif inter-individuel, que les sujets pourront dépasser leur propre déséquilibre intra-individuel. Par exemple, pour un enfant, la seule manière de distinguer ce que chaque autre perçoit d'un point de vue différent est d'inscrire les perspectives dans un espace commun. Dans le cas de la longueur des réglettes (chapitre 5), chaque enfant se centre sur l'un des dépassements, ne tenant pas compte du dépassement complémentaire. La seule façon de résoudre la question des centrations opposées, dans leurs jugements sur la longueur, est de respecter chaque centration (donc chaque dépassement), mais en la coordonnant en un système caractérisé par la conservation de l'égalité. DOISE et MUGNY font remarquer que le conflit sociocognitif suppose l'absence de comportement de complaisance selon lequel l'enfant tente de réduire la divergence interindividuelle des réponses (4 ). Une telle conduite d'évitement du conflit peut se manifester dans le cas d'une relation asymétrique (expert/novice, relation de tutorat), comme notamment le face à face adulte-enfant. Ce dernier peut supposer que l'adulte a raison et se ranger à son avis. Cela ne signifie pas que toute relation asymétrique empêche l'apparition et la régulation de conflits. Au contraire, les relations asymétriques entre enfants de niveaux cognitifs différents ou entre enfants et adultes peuvent même être essentielles pour qu'apparaissent des régulations cognitives. A condition que ces interactions se passent dans des conditions spécifiques, telles que par exemple la remise en question systématique des réponses de l'enfant par l'adulte, ou encore la présence de deux adultes qui soutiennent devant l'enfant deux points de vue opposés. 1 ) Ibid. p. 175-177. 2 ) Ibid. p. 176. 3 ) Ibid. p. 41. 4 ) Ibid. p. 177.
  • 9. 9 Dans un ouvrage ultérieur publié en 1997 (1 ), DOISE et MUGNY ont repris et approfondi les recherches de leur premier livre de 1981. 7) différentes situations de conflit sociocognitif Des nombreuses recherches expérimentales réalisées pour tenter de valider l'hypothèse du conflit sociocognitif, il ressort que 4 types principaux de situations sont susceptibles d'induire des progrès cognitifs du fait d'une interaction conflictuelle (2 ). Il peut s'agir : 1- d'une hétérogénéité des niveaux cognitifs des partenaires 2- d'une opposition des centrations (face à face) 3- de l'existence de points de vues différents (face à face) 4- d'une remise en question de ses productions par autrui Examinons ces 4 situations : 1- enfants de différents niveaux (préopératoire, intermédiaire, opératoire) : deux sujets de 6 à 8 ans, placés côte à côte, ont à réaliser la réplique exacte d'un village construit par l'expérimentateur. Les deux supports (de la maquette modèle et de la maquette à réaliser) comportent chacun sur leur bordure un même repère à partir duquel doivent se positionner les différents éléments du village. Compte tenu de ce repère on oriente différemment (par une rotation de 90°) le support de copie par rapport aux deux enfants : il s'agit alors d'une tâche de transformation spatiale puisque les enfants doivent tenir compte, dans leur copie, du fait que l'orientation des deux villages n'est pas identique. Conformément aux résultats des travaux piagétiens, on suppose que l'enfant de 6 ans, qui n'a pas encore atteint le niveau opératoire concret, aura beaucoup de mal à s'acquitter de la tâche (3 ). Par un pré-test les enfants sont classés en trois niveaux. Niveau 1 (préopératoire), CN (compensation nulle) : l'enfant reproduit le village modèle sur le support sans tenir compte du repère d'orientation (soit par rotation perceptive de 90°, soit par simple translation). Niveau 2 (intermédiaire), CP (compensation partielle) : l'enfant est capable de réaliser l'une des inversions gauche/droite, devant/derrière, mais pas l'autre. Niveau 3 (opératoire), CT (compensations totales) : l'enfant réalise les deux inversions, reproduisant donc correctement le village par rapport au nouveau repère. On note des progrès importants chez les enfants préopératoires dans la mesure où ils entrent en conflit de réponse avec des enfants opératoires. 2- enfants de même niveau préopératoire mais qui présentent des centrations opposées car ils ont des perspectives visuelles opposées : deux enfants de 5 ou 6 ans, placés face à face, donnent une réponse non conservatoire lorsque l'on déplace, l'une par rapport à l'autre, deux réglettes de même longueur ("est-ce que les réglettes sont toutes deux de la même longueur ?"). Ils n'ont pas encore acquis la conservation de la longueur (ils sont non conservants). Chacun se centrant sur le dépassement qu'il aperçoit de son côté, croît l'une des deux réglettes plus longue. S'opposant dans leurs réponses, les enfants entrent en conflit sociocognitif (4 ). 1 ) W. DOISE et G. MUGNY, Psychologie sociale & développement cognitif, Armand Colin, 1997. 2 ) M.-J. REMIGY, Le conflit sociocognitif, in J. HOUSSAYE (dir.), La pédagogie : une encyclopédie pour aujourd'hui, ESF, 1993, p. 247-257. Marie-José REMIGY rapporte ici une présentation de ces 4 situations par Felice CARUGATI in G. MUGNY (dir.), Psychologie sociale du développement cognitif, Peter Lang, 1985. 3 ) Pour cette 1ère situation, voir aussi W. DOISE et G. MUGNY, Le développement social de l'intelligence, InterEditions, 1981, p. 118-139. 4 ) Pour cette 2ème situation, voir aussi W. DOISE et G. MUGNY, Le développement social de l'intelligence, op. cit. p. 93-94, 96-97, 106-111.
  • 10. 10 3- enfants de même niveau préopératoire (5 ou 6 ans) placés, comme au 2-, dans des positions d'où ils ont des points de vue différents, puisque leurs perspectives visuelles sont opposées. Ils doivent effectuer la même tâche de réplique d'un village qu'au 1-, sauf qu'au lieu d'être placés côte à côte, ils sont ici face à face. Ainsi, pour ce qui est de leurs positions spatiales respectives les enfants sont dans une situation comparable au 2-, mais ils ont à présent une tâche à réaliser (une maquette) et non plus seulement un simple avis à donner (longueur des règles) (1 ). 4- enfin, on peut induire un conflit sociocognitif dans le cadre d'une interaction avec un adulte : dans ce cas l'adulte remet systématiquement en cause les productions de l'enfant, ou encore ses propres productions si l'enfant se range trop facilement de son avis. Bilan de ces 4 situations : les interactions de la situation 1 sont systématiquement sources de plus de progrès que ne le sont les interactions entre des sujets non conservants (préopératoires). Pour autant, on relève des progrès importants dans les situations 2 et 3. Enfin, bien que la situation 4 soit plus délicate à manier, elle semble également déboucher sur des progrès significatifs. nota : peut-il y avoir des conflits sociocognitifs en maternelle ? Avant 6-7 ans il n'y a pas de possibilité de décentration, donc pas de conflit sociocognitif. Pourtant l'enfant est continuellement perturbé, déstabilisé (ou du moins interpellé) par d'autres personnes qui induisent en lui des déséquilibres cognitifs (comme sur le schéma de la page 1). Mais ce jeune enfant ne peut éventuellement se rééquilibrer qu'à partir de son référentiel personnel, de sa centration propre (par de nouvelles accommodations et assimilations). Cette rééquilibration ne peut en aucun cas consister en une coordination avec la centration, le référentiel de l'autre personne (enfant ou adulte). Pour prendre une image, c'est comme si le petit enfant est dans une bulle, une sphère centrée sur lui-même (égocentrée). Cette sphère va être perturbée, secouée au cours des activités interactives avec autrui. Mais dans le cas de deux enfants de maternelle en interaction, c'est comme s'ils étaient tous deux secoués, déséquilibrés l'un par l'autre, mais chacun dans son référentiel, sa sphère propre. Ils se rééquilibreront éventuellement, mais de façon autonome, égocentrée, indépendante de l'autre. Les progrès cognitifs accomplis dans les interactions sociales, avant 6-7 ans, se font donc sans CSC. Dans la perspective piagétienne il s'agit d'équilibrations égocentrées. De son côté BRUNER insiste sur ce cadre permanent d'interactions avec l'entourage, cadre au sein duquel se construisent les progrès cognitifs de l'enfant. Notamment : l'acquisition du langage (avec son caractère fonctionnel : utilisé pour communiquer), l'imitation (jeu et imitation ; qui se fonde sur l'intention de mise en conformité de son activité avec celle du modèle), l'interaction de tutelle (avec les 6 fonctions de tutelle ou de tutorat (2 )), l'appropriation de la culture à travers les interactions, etc. 8) élargissement du socioconstructivisme à des interactions non conflictuelles Les travaux centrés sur le rôle constructeur des interactions sociales ont conduit les chercheurs à classer les interactions sociocognitives en deux catégories : les interactions 1 ) Pour cette 3ème situation, voir aussi W. DOISE et G. MUGNY, Le développement social de l'intelligence, op. cit. p. 139-144. 2 ) Les 6 fonctions de tutelle, tutorat ou étayage de BRUNER : 1) l'enrôlement, 2) la réduction des degrés de liberté, 3) le maintien de l'orientation, 4) la signalisation des caractéristiques déterminantes, 5) le contrôle de la frustration, 6) la démonstration ou présentation de modèles.
  • 11. 11 symétriques ou dissymétriques (1 ). Dans la coopération, comme dans le conflit sociocognitif, les interactions peuvent être symétriques ou dissymétriques. Il y a symétrie dans le cas d'interactions entre pairs, pour résoudre ensemble une tâche, collaborer à la recherche d'une solution et se mettre d'accord sur une solution commune. La définition des rôles est égalitaire, le statut des partenaires comparable. Il y a dissymétrie dans le cas d'interactions entre enfants de niveaux différents ou entre un enfant et un adulte. La situation est plus difficile à organiser, il faut notamment éviter tout comportement de complaisance, ou de soumission, selon lequel l'enfant se range à l'avis de l'enfant plus qualifié ou de l'adulte. Pour synthétiser : Les interactions dissymétriques constituent souvent des dynamiques inefficaces, avec simple imitation, soumission ou complaisance. Mais elles peuvent tout autant déboucher sur des progrès cognitifs, dans les conditions du CSC que nous avons examinées. Enfin, elles peuvent aussi relever des interactions dissymétriques de guidage dans lesquelles sont engagés les processus de tutelle ou tutorat que BRUNER a décrits avec ses 6 fonctions de guidage ou étayage (cf. le nota 2 précédent). Outre les interactions dissymétriques, les interactions symétriques ont été particulièrement étudiées par les psychologues sociaux de l'Ecole de Genève. Deux perspectives de recherches en ont résulté : CSC, Ecole de Genève Perspective (néo)structurale : dans les alinéas précédents (du 1 au 7), nous avons présenté les travaux de ces psychologues sociaux genevois. Avec eux l'approche structuraliste génétique (2 ) de PIAGET est élargie aux progrès cognitifs qui se réalisent à travers des interactions sociales de type CSC. Ces travaux sont aujourd'hui appelés perspective (néo)structurale. Cette perspective néostructurale présente des limites. Les études ont porté principalement sur la genèse des structures opératoires de l'intelligence chez l'enfant (notamment l'accès au stade piagétien opératoire concret) et non pas sur des types de tâche, des classes de problèmes. Le CSC a été surtout étudié avec des dyades enfant-enfant. Rares sont les études portant sur des groupes de 3 ou 4 enfants (au maximum). Les principaux tenants de cette perspective admettent aujourd'hui que celle-ci est probablement trop mécaniste. La validation expérimentale du processus d'intériorisation des coordinations interindividuelles n'a pas été obtenue et la pauvreté fréquente des échanges verbaux n'accrédite pas l'idée d'une telle coordination des réponses. Les épreuves utilisées apparaissent peu représentatives de la diversité des acquisitions cognitives (3 ). Enfin, le CSC n'est absolument pas le seul mécanisme causal par lequel les interactions sociales facilitent les progrès cognitifs. Les recherches postérieures au CSC ont montré que les interactions sociales n'ont pas besoin d'être conflictuelles pour que s'opère la résolution de déséquilibres cognitifs par deux partenaires. coopération, Université d'Aix-en-Provence Perspective procédurale (PERRET-CLERMONT, NICOLET, GILLY, FRAISSE, ROUX, BLAYE, 1988) (4 ) : en réalité, des progrès cognitifs, des corésolutions de problèmes, sont communément observés dans des interactions sociales non conflictuelles de coopération, coélaboration. Les procédures engagées par les partenaires sont l'enjeu de négociations qui 1 ) M. GILLY, Approches socio-constructives du développement cognitif in D. GAONAC'H, C. GOLDER (dir.) Manuel de psychologie pour l'enseignement, Hachette, 1995, p. 136-153. 2 ) génétique est synonyme ici de "développemental" ; dérivé du mot "genèse" et non pas des "gènes". 3 ) C. SORSANA, Psychologie des interactions sociocognitives, Armand Colin, 1999. 4 ) A.-N. PERRET-CLERMONT et M. NICOLET (dir.), Interagir et connaître, Ed. Delval, 1988
  • 12. 12 entraînent chacun à se décentrer pour adopter un autre type de procédure de résolution. Il n'y a plus conflit entre les deux sujets, mais déstabilisation de chacun (GILLY, 1988) (1 ). Au-delà de cette réalité, c'est un infléchissement de perspective qui est conduit à travers de nouvelles investigations. L'objectif n'est plus de provoquer des progrès généraux de l'intelligence, mais d'approfondir l'analyse des mécanismes par lesquels certains aspects sociaux interviennent dans la construction de compétences cognitives dans des situations de corésolution de problèmes, de tâches (2 ). Etudiant des situations de corésolution d'une tâche entre pairs, GILLY, FRAISSE et ROUX (1988) (3 ) observent des alternances systématiques entre séquences de travail individuel et séquences de travail interactif. Dans ce dernier cas du travail interactif, ils décrivent 4 types de dynamiques interactives pouvant se produire dans des dyades. Ils les qualifient de 4 types de coélaboration : 1- coélaboration acquiescante : l'un des partenaires initie une solution et l'autre contrôle et donne son accord. Il s'agit d'un véritable accord cognitif où ce dernier partenaire construit de par lui-même une réponse simultanée semblable, pour vérifier la solution initiée par le premier. Extérieurement, un seul des deux sujets est donc apparemment actif, élaborant une solution, pendant que le second se contente de le suivre en fournissant des feed-backs d'accord (gestuel et/ou verbaux). Mais ces acquiescements ont valeur de contrôle et de renforcement positif de la résolution proposée 2- coconstruction : les prises de parole, ou les actions engagées, alternent pour construire une solution commune ; les deux partenaires participent à la résolution de façon complémentaire. Pratiquement, l'un des deux sujets commence une action ou une phrase, reprise par l'autre qui poursuit ce qui est commencé, puis le premier prend le relai, et ainsi de suite 3- confrontation avec désaccord : un sujet refuse, sans argument, la proposition de son partenaire et ne propose pas autre chose 4- confrontation contradictoire : le sujet qui s'oppose réagit par un désaccord argumenté et/ou propose une autre procédure. La relation est alors orientée vers une opposition de réponses et entraîne une phase de confrontation active afin de tenter de dépasser cette opposition. Ce dernier type de coélaboration correspond à la dynamique du conflit sociocognitif Des effets bénéfiques peuvent être retirés des trois types de coélaboration 1-, 2-, 4. Le type 3- pourrait peut-être parfois en produire, mais ce point reste discuté. Les types 1- et 2- (coélaboration acquiesante et coconstruction) sont qualifiés de collaboration (4 ). Le type 4 correspond au CSC. Les effets bénéfiques de ces coélaborations sont liés à deux grandes fonctions des interventions réciproques des partenaires : la déstabilisation et le contrôle (5 ). Déstabilisation 1 ) M. GILLY, Interactions entre pairs et constructions cognitives : modèles explicatifs in A.-N. PERRET- CLERMONT et M. NICOLET (dir.), Interagir et connaître, Ed. Delval, 1988, p. 19-28. 2 ) M. GILLY, Approches socio-constructives du développement cognitif in D. GAONAC'H, C. GOLDER (dir.) Manuel de psychologie pour l'enseignement, Hachette, 1995, p. 130-167. C. SORSANA, Psychologie des interactions sociocognitives, Armand Colin, 1999. 3 ) M. GILLY, J. FRAISSE, J-P. ROUX, Résolution de problèmes en dyades et progrès cognitifs chez des enfants de 11 à 13 ans : dynamiques interactives et mécanismes socio-cognitifs in A.-N. PERRET- CLERMONT et M. NICOLET (dir.), Interagir et connaître, Ed. Delval, 1988, p. 73-92. Et voir : M. GILLY, Approches socio-constructives du développement cognitif in D. GAONAC'H, C. GOLDER (dir.) Manuel de psychologie pour l'enseignement, Hachette, 1995, p. 148-151. 4 ) M. GILLY, Approches socio-constructives du développement cognitif in D. GAONAC'H, C. GOLDER (dir.) Manuel de psychologie pour l'enseignement, Hachette, 1995, p. 150. 5 ) Ibid. p. 150.
  • 13. 13 parce que les individus, confrontés à une tâche commune, mobilisent des procédures de résolution différentes. Contrôle car les partenaires s'engagent dans une gestion consciente de l'activité de résolution : acquiesements, reformulations, interventions suscitant une vérification de la solution esquissée par l'autre, etc. Indiquons quelques limites de cette approche procédurale. Le socioconstructivisme s'attache à étudier le sujet, l'individu réel et non le "sujet épistémique" de PIAGET (sujet "théorique", porteur des mécanismes cognitifs communs à tous). Cela étant, les individus ne sont pas suffisamment socialement situés. Les sujets restent perçus comme interchangeables dans les systèmes d'interaction étudiés. D'autres approches sociologiques et ethnologiques ont tenté d'aller plus en avant vers une cognition socialement située (socially situated cognition). Par ailleurs, l'étude des interactions ne prend pas en compte le contenu des échanges verbaux, alors même que les coordinations interindividuelles sont placées au premier plan. Or ces coordinations s'effectuent dans la conversation. D'autres recherches ont ainsi mis en évidence l'importance de la verbalisation du raisonnement par les partenaires pour leurs progrès cognitifs. Terminons par l'évocation de quelques autres difficultés. Certains pré-requis seraient nécessaires pour que les enfants puissent bénéficier des interactions. Pré-requis d'ordre cognitif : l'enfant doit disposer de schématismes élémentaires ; pré-requis d'ordre social : il doit avoir des habiletés à communiquer et interpréter les messages. Nous avons évoqué l'obstacle des comportements de soumission et de complaisance ; dans un même ordre d'idée, il faut également citer les obstacles des comportements de non-coopération, de compétition, les positions défensives, la remise en cause des compétences par le partenaire, etc. (1 ). ————————————— 1 ) C. BUCHS, L'interdépendance des ressources dans les dispositifs d'apprentissage entre pairs : menace des compétences et dépendance informationnelle. Vers des processus médiateurs et modérateurs. Thèse de Doctorat en Psychologie Sociale Expérimentale. Université Pierre Mendès France – Grenoble 2, 2002, p. 72-78.