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Le web documentaire : une nouvelle forme
                   d’écriture documentaire ?




                            Morgane Mollé

                 Sous la direction de Laure Delesalle




Master II Pro Conseil Editorial et Gestion des connaissances numérisées
                                 2009/2010
REMERCIEMENTS



      Je tiens à remercier tout particulièrement Laure Delesalle, qui a accepté de

m’accompagner dans ce mémoire et dont je tiens à saluer l’investissement : sa

présence, ses conseils, ses avis critiques, ainsi que les personnes qu’elle m’a offert

l’opportunité de rencontrer tout au long de ce mémoire ont constitué une aide

précieuse. Je souhaite également remercier les professionnels qui ont bien voulu

répondre à mes questions et me faire partager leurs expériences, leur façon de

travailler et leur point de vue.
SOMMAIRE


INTRODUCTION.............................................................................................................................................................1


I.   Du documentaire au web documentaire : enjeux et perspectives ...........................................................3


          1. Le cinéma documentaire : une narration historiquement linéaire .................................................3

          2. Le web documentaire : un glissement vers une narration délinéarisée ........................................4

          3. La nature protéiforme du web documentaire ...................................................................................6

          4. Les possibilités narratives qu’offre Internet au web documentaire ................................................8

          5. Le web documentaire : une forme adaptée aux usages et aux attentes des internautes .......9


II. Le web documentaire : une ouverture des possibilités narratives ............................................................ 12


          1. Une narration plus proche de l’internaute ......................................................................................... 12

          2. Les formes de délinéarisation du récit................................................................................................. 15

          3. Faire participer l’internaute à la narration.......................................................................................... 25

          4. Le graphisme et le multimédia comme supports de narration ...................................................... 27


III. Le web documentaire, accueil et limites : quel avenir ? ............................................................................ 30


          1. Explorer un web documentaire : les préalables indispensables..................................................... 30

          2. Les failles du web documentaire ......................................................................................................... 32

          3. Pourquoi les documentaristes sont-ils réticents à se lancer dans le web documentaire ? ....... 37

          4. Des documentaristes freinés par des contraintes d’ordre pratique .............................................. 42

          5. Un élan vers les projets de web documentaires................................................................................ 47

          6. Le web documentaire a-t-il un avenir ou est-ce une mode passagère ? ................................... 49


CONCLUSION . ........................................................................................................................................................... 53

BIBLIOGRAPHIE et WEBOGRAPHIE

ANNEXES

            Typologie des web documentaires (Tableau)
            URL des web documentaires cités
            Captures d’écran de web documentaires
            Interview de Josefa Lopez et Aurélien Chartendrault sur leur projet de web documentaire
            Questionnaire destiné aux documentaristes sur leur perception du web documentaire
Depuis presque deux ans, on assiste à l’avènement d’une nouvelle forme
d’écriture : le web documentaire. Encore peu connu du grand public, ce genre
hybride inspiré du documentaire traditionnel explore le champ des possibles que lui
ouvre Internet en termes de format, de narration et d’interface. Le web
documentaire commence à acquérir une certaine visibilité dans les médias et il
semble séduire producteurs et diffuseurs : de nouveaux projets voient le jour chaque
mois. L’un après l’autre et sans se plier à une grammaire commune, les web
documentaires égrènent les idées innovantes et révèlent des interactions inédites.
Cette forme d’expression, dont on est aujourd’hui incapable de donner une
définition et qui échappe à toute règle, soulève déjà beaucoup de questions et
donne lieu à des débats qui mobilisent les réalisateurs de ces projets, mais aussi les
internautes et les réalisateurs de documentaires.


       J’ai découvert les web documentaires tardivement sur le site du monde.fr,
avec Le Corps Incarcéré. Cette nouvelle manière de retranscrire le réel m’a tout de
suite intriguée : j’ai alors entrepris d’explorer les œuvres similaires que je croisais sur
Internet. Ce mémoire m’offre l’opportunité de réfléchir à la possibilité de création de
nouvelles formes documentaires sur le web                et de me pencher sur          une
problématique spécifique : celle de la réinvention de la narration dans les web
documentaires     grâce     aux   outils   spécifiques    qu’offre   Internet.   Les   web
documentaires sont parfois qualifiés de “web reportages” : j’ai choisi pour ma part
de ne pas les traiter comme des objets journalistiques, mais comme des œuvres de
création. En ce sens, les perspectives qu’ils ouvrent au métier de photojournaliste ne
seront pas abordées. On tentera plutôt d’analyser comment ce genre est capable
de repenser la structure narrative propre au documentaire traditionnel en
s’aventurant vers une narration délinéarisée et par s’il parvient à impliquer
l’internaute dans le récit tout en lui préservant son autonomie en matière de
navigation. On verra aussi que cette nouvelle forme d’écriture qui se propage sur le
web recèle actuellement des failles qui indisposent les internautes et tiennent à
distance les cinéastes documentaristes. Ainsi, au terme de cette étude on essaiera
de saisir les possibilités d’évolution de ce genre et ses chances de trouver un public.




                                                                                          1
Il n’existe à ce jour aucun ouvrage formel sur le web documentaire, mais ce
genre suscite de nombreux débats sur Internet, en particulier dans la blogosphère. Si
on en recense plus de 150 dans le monde, il m’a paru indispensable de restreindre
ma réflexion à dix web documentaires afin de m’appuyer sur des exemples
concrets : Prison Valley, Gaza/Sderot, Thanatorama, Le Challenge, Voyage au bout
du charbon, Homo Numericus, Portraits d’un nouveau monde, Afrique, 50 ans
d’indépendance, PIB, Le Corps incarcéré. Au cours de ces pages, je fais souvent
référence aux interfaces de ces web documentaires : j’ai placé à chaque fois une
capture d’écran en annexe afin de permettre au lecteur de les visualiser. De même,
pour permettre une meilleure appréhension du sujet, j’ai réalisé une typologie des
web documentaires, qui expose les caractéristiques de 21 projets de ce genre (cf.
Tableau en annexe).




                                                                                   2
I. Du documentaire au web documentaire : enjeux et perspectives


    “A mon sens ce sont des histoires que nous racontons
    par le documentaire. Je crois que c’est pareil pour tous
    les auteurs-réalisateurs : nous racontons une histoire.
    Nous racontons tous des histoires”, Richard Copans1


    Il convient dans un premier temps de tenter de saisir la notion de web
documentaire, car il règne de nombreuses confusions autour de ce que certains se
résignent à définir comme un « O.W.N.I » (Objet Web Non Identifié). On ne sait même
pas encore comment l’orthographier : avec un trait d’union ? en un ou deux mots ?
Ni comment le qualifier, tant ses formes sont diverses et échappent à tout cadre et à
tout formatage. Le lexique relatif à cette nouvelle forme d’écriture reste flou et varié
: récit multimédia, animation flash interactive, documentaire multimédia, visuel
interactif etc. Les termes ne manquent pas et fleurissent lors de chaque nouvelle
publication d’un web documentaire : ce genre qui évolue pour le moment sans
règles se définit progressivement, au gré des expérimentations. Seule certitude : le
réel et la scénarisation sont les matières premières du web documentaire, tout droit
inspirées du documentaire dit « traditionnel ». Pour savoir ce qui est en jeu avec la
narration dans le web documentaire, il faut donc revenir sur les caractéristiques du
cinéma documentaire.



    1. Le cinéma documentaire : une narration historiquement linéaire


       On peut définir le documentaire comme un film qui trouve son inspiration dans
le réel grâce à un dispositif narratif et à l’adoption d’un point de vue. Pour reprendre
les explications du cinéaste documentariste Richard Copans, ce qui est essentiel
c’est qu’ « Il doit y avoir une force dans l’idée, une volonté de raconter une histoire,
l’affirmation d’être l’unique personne à pouvoir la raconter, la seule à être le passeur
de cette réalité, la seule à pouvoir toucher les autres avec cette histoire
particulière ».2 La narration, c’est à dire la façon dont on va raconter une histoire, est
donc l’un des fondements du documentaire. C’est ce que vient confirmer Pierre
Maillot, professeur de Lettres à l’Ecole Louis Lumière : « L'histoire, au cinéma, comme

1
 Richard Copans in MAURO Didier Le Documentaire, Cinéma – Télévision – Internet, Dixit, 2010
2
 Entretien avec Richard Copans MAURO Didier Le Documentaire, Cinéma – Télévision – Internet, Dixit,
2010




                                                                                                      3
dans les romans, est la moindre des choses : l'important est dans la façon de
raconter, c'est à dire dans le sens qu'on lui donne ».3 Or, le documentaire offre de
nombreuses façons de raconter des histoires et une multiplicité de possibles en
termes d’écriture. Selon le cinéaste documentariste et sociologue de la culture
Didier Mauro, « Le mode narratif peut être conçu de façons distinctes en fonction
des choix d’écritures. Toutes les audaces sont permises, puisque le documentaire est
un espace de création et d’improvisation permanente. L’important est que les choix
soient assumés, comme étant des choix d’écriture ; et qu’ils soient conçus, justifiés,
en relation avec la logique interne qui traverse l’œuvre ».4


        Historiquement, le récit est fondé sur le schéma classique aristotélicien, qui
suppose un début (une exposition), un nœud (le développement), et un
dénouement (une conclusion). La narration est donc traditionnellement linéaire, en
littérature comme au cinéma, et à fortiori dans le documentaire de création. Elle est
constituée de séquences que l’on regarde dans un ordre défini par l’auteur.




                        Figure 1 : Exemple de structure linéaire © Philippe Bootz 5




    2. Le web documentaire : un glissement vers une narration délinéarisée


        Comme pour le documentaire, le web documentaire possède un sujet
principal nourri de thèmes secondaires. Il exprime le point de vue documenté d’un
ou de plusieurs auteurs sur le monde, à travers un récit doté d’une forme narrative
qui lui est propre, et il propose au spectateur une représentation de la réalité qui
l’incite à faire travailler son imaginaire.


        Mais avec le web documentaire, on s’éloigne de la narration linéaire
proposée      dans     les   documentaires        traditionnels     pour     se   rapprocher   d’une

3
  MAILLOT Pierre, L'écriture cinématographique, Armand Colin, 1997
4
  MAURO Didier Le Documentaire, Cinéma – Télévision – Internet, Dixit, 2010
5
  Schémas issus de l’essai en ligne Que sont les hypertextes et les hypermédias de fiction ?
http://www.olats.org/livresetudes/basiques/litteraturenumerique/8_basiquesLN.php


                                                                                                   4
déconstruction narrative, qui donne plus de liberté de choix à l’utilisateur,
empruntant aux codes des plateformes de sites web interactives et des jeux vidéo.
Internet et les nombreux outils qu’il met à la disposition des réalisateurs est devenu le
support d’une nouvelle forme d’écriture. Cela n’implique pas forcément que l’on
doive comparer documentaire et web documentaire : on devrait plutôt parler de
glissement et de possibilités de dialogue entre les deux, ce qui n’a rien de surprenant
si l’on en croit les propos de Pierrette Ominetti, directrice de l’Unité Documentaires
d'ARTE France : « Le documentaire est un art qui avance en même temps que la
technologie et l’évolution du monde dans sa diversité. La technologie influence les
écritures ».6


          Il est difficile de retracer l’émergence de cette nouvelle forme de narration
sur le web. Les premières tentatives de production de documentaires intégrant
différents supports et diffusés sur Internet consistent en des audioramas. Le plus
célèbre est sans conteste celui du New York Times : One in 8 million.7 Il s'agit de
portraits de New-yorkais à travers leur propre témoignage. On les écoute en même
temps que défilent des photos prises par un photojournaliste qui les a suivis durant
une journée. Ce modèle s'est rapidement exporté : certains y ont ajouté un peu de
vidéo, ont commencé à travailler l’interface graphique, à explorer les outils du web
et à réfléchir à la place du spectateur, donnant peu à peu naissance à ce que l’on
appelle        désormais      communément           « web     documentaire ».   Progressivement,
l’interactivité a été exploitée par les réalisateurs conscients que, renforcée par le
caractère hypertextuel d’Internet, elle permet de fournir plusieurs points d’entrée à
l’internaute, une liberté de navigation, et donc des alternatives dans la narration.


          Le web documentaire offre donc au spectateur des choix dans la lecture des
informations : il peut activer des liens, emprunter des parcours informatifs et narratifs
personnalisés, opérer des bifurcations selon ses envies. Ainsi, l’internaute navigue au
travers de l’interface du web documentaire de façon totalement délinéarisée, en
élaborant son propre itinéraire et en décidant de son menu éditorial. Il se construit
un cheminement personnel et donc unique, qui lui permet de faire émerger du sens
selon ses choix de structuration du documentaire.



6
    MAURO Didier Le Documentaire, Cinéma – Télévision – Internet, Dixit, 2010
7
    http://www.nytimes.com/packages/html/nyregion/1-in-8-million/


                                                                                              5
Figure 2 : Exemple de graphe hypertextuel © Philippe Bootz8




    3. La nature protéiforme du web documentaire


        Le web documentaire fait son chemin sur la Toile : certains journalistes,
photographes et réalisateurs s’en sont emparé, explorant des pistes très variées en
matière de narration et de mise en scène. Si bien que proposer une définition
exhaustive de ce terme est à l’heure actuelle impossible tant ce néologisme,
employé à tout-va pour qualifier chaque nouvelle forme « web native », englobe en
son sein plusieurs concepts, plus ou moins flous eux aussi. Ce terme regroupe en effet
des « objets » très différents : certaines créations web ressemblent davantage à des
diaporamas sonores sophistiqués, tandis que d’autres mettent en place des parcours
narratifs élaborés, une délinéarisation totale et font entrer en jeu l’interactivité. De
nombreux acteurs du secteur avouent être encore en phase d’expérimentation : il y
a des innovations tous les jours et, si des critères déterminants se dégagent, la forme
reste ouverte, en plein épanouissement. Les documentaristes rencontrent la même
difficulté, inhérente à toute forme en perpétuelle évolution, pour qualifier leur
oeuvre.


        Afin d’avoir un aperçu le plus large possible des réalités que peut regrouper le
web documentaire, il m’a paru indispensable de recueillir la définition qu’en
donnent leurs auteurs et leurs producteurs. Selon le photographe Guillaume
Herbault, qui est en train de réaliser Retour à Tchernobyl, « Le web documentaire,


8
 Schémas issus de l’essai en ligne Que sont les hypertextes et les hypermédias de fiction ?
http://www.olats.org/livresetudes/basiques/litteraturenumerique/8_basiquesLN.php


                                                                                              6
c’est une recherche d’une nouvelle narration dans le documentaire ».9 Thomas
Salva, réalisateur de Brèves de trottoirs, confirme qu’il s’agit avant tout de relater une
histoire diffusée sur le web : « C’est une histoire racontée avec des médias
complémentaires à la photo, il n’est pas question de linéarité, de construction, de
rendre l’internaute actif, c’est une histoire racontée sur Internet ».10


       A cette définition, Alexandre Brachet, qui a produit Prison Valley avec sa
société Upian, ajoute l’exploitation des multiples possibilités offertes par Internet : « Le
webdocumentaire, c'est raconter des histoires et faire passer de l'émotion sur un
écran d'ordinateur. C'est un travail long, qui demande du recul et un point de vue
d'auteur, raconté avec tous les nouveaux outils du web. Il faut savoir faire des sites,
raconter une histoire et inventer des process ».11 Son avis est partagé par le
réalisateur Benoît Cassegrain, à l’origine du site web-reporter.net : « Un Web
documentaire est un documentaire avant tout, mais adapté au web. Le web offre
des outils et des capacités différents de la télévision et beaucoup plus larges : on
peut intégrer d’autres médias. Le Web documentaire c’est donc plus large qu’un
documentaire classique avec toutes les possibilités obtenues grâce au web ». 12
Marie-Claude Dupont, productrice du web documentaire canadien PIB, introduit la
place de l’internaute dans sa définition : c’est « un objet audiovisuel où l’on peut
pousser à fond l’utilisation de la vidéo, de l’image, de la photo, du son, de
l’infographie, des animations, offrant du coup à l’internaute une expérience
multiple, immersive, émotive et non linéaire, qu’il pourra maîtriser à son propre
rythme et selon le parcours qu’il aura choisi ou non de suivre ».13


       Ainsi, on retiendra que le web documentaire est un objet d’un genre
nouveau, créé spécifiquement pour le web, qui a vocation à évoquer des faits réels
en racontant une ou plusieurs histoires. Il s’agit d’un documentaire interactif dans
lequel l’internaute devient potentiellement acteur d’une narration qui n’est plus
forcément linéaire. C’est sans doute le plus grand bouleversement que cette
nouvelle forme impose au genre du documentaire, puisqu’en explosant le récit et


9
  http://linterview.fr/new-reporter/les-webdocumentaires-revolution-ou-effet-de-mode/
10
   http://www.zmala.net/a_l_affiche/le-webdocumentaire-3/5/
11
   http://mediawatch.afp.com/?post/2010/04/22/Webdocumentaire-Prison-Valley-:-un-nouveau-
journalisme-est-deja-la
12
   http://linterview.fr/new-reporter/les-webdocumentaires-revolution-ou-effet-de-mode/
13
   http://linterview.fr/new-reporter/les-coulisses-de-pib-interview-avec-marie-claude-dupont/


                                                                                                7
en donnant la main à l’internaute, l’interactivité pourrait aboutir à une redéfinition
des rôles du spectateur et de l’auteur.




   4. Les possibilités narratives qu’offre Internet au web documentaire


      Internet ne doit pas être considéré uniquement comme un support de
diffusion, mais comme un lieu possible de création qui met à disposition des
réalisateurs un panel d’outils leur permettant d’explorer de nouvelles formes de
narration.


      La principale ouverture qu’apporte le web est l’interactivité, qui permet à
l’internaute d’entrer en communication avec le documentaire : l’interface web
réagit à son action. C’est le clic qui est le garant de l’interactivité : il permet au
“spect-acteur”, comme le définit Jean-Louis Weissberg, maître de conférence en
Sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris-XIII, d’explorer
un web documentaire et de prendre des décisions qui orientent sa navigation. Il
bénéficie donc d’une liberté de navigation et de personnalisation de son parcours,
grâce en grande partie à l’hypermédia (l’extension multimédia de l’hypertexte),
c’est à dire tous les nœuds qui permettent de relier le contenu. L’internaute peut
rebondir à tout moment dans l’interface, que ce soit pour revenir en arrière, sauter
une séquence, accéder à plus d’informations. Internet recèle aussi des possibilités
multimédia : sur un même support, sons, vidéos, photos, textes, infographies peuvent
se croiser ou se superposer. Autre particularité : le contenu peut être mis en ligne en
temps réel, ce qui permet d’actualiser et d’alimenter le site en permanence. De là
découle donc l’opportunité de laisser le public participer au web documentaire en
lui proposant d’agréger ses propres contenus : une façon d’entamer avec lui une
relation autour du projet. Enfin, d’un point de vue plus pragmatique, la diffusion du
contenu via les réseaux sociaux et les possibilités de partage entre les internautes
constituent un véritable atout pour la visibilité du web documentaire.


      Ces outils, qui déploient des ouvertures inédites dans la production de web
documentaires, suggèrent aussi certains usages du web chez les internautes, et
provoquent des attentes de la part du public. C’est dans ce sens que les réalisateurs




                                                                                     8
de ce genre de projets adaptent leurs productions en termes de construction
narrative : le fait que le spectateur puisse participer constitue un aspect novateur
par rapport au documentaire diffusé à la télévision ou au cinéma.




       5. Le web documentaire : une forme adaptée aux usages et aux attentes des
          internautes


           A l’heure actuelle, la souris d’ordinateur est en train de dévorer la
télécommande : il s’agit désormais de rattraper un public fugueur qui s’en va butiner
sur le Net. Or, pour attirer les internautes, il est important de s’adresser à eux de la
façon dont ils consomment des contenus et d’utiliser les codes du web.


           Selon Eric Scherer,14 directeur de la stratégie de l'Agence France Presse, on
assiste à une évolution importante : le « multitasking » des consommateurs de
médias, et en particulier des jeunes. Aujourd’hui, ils sont capables de consommer 20
heures d’équivalent média en 7 heures, via trois ou quatre supports différents : 60 à
70 % des gens consomment plusieurs médias à la fois. Or, Internet permet justement
à ces consommateurs d’exploiter tous ces médias à la fois, avec une flexibilité
d’accès que l’on ne retrouve sur aucun autre média : on peut très bien écouter de
la musique, surfer et regarder un film en même temps, que ce soit sur un ordinateur
ou sur un support mobile (Smartphones, tablettes numériques…). En parallèle, sur
Internet, une génération « On demand » émerge : les gens veulent avoir le contrôle
et avoir accès à l’information, à la culture, aux connaissances, en tout lieu et à tout
moment. Le producteur Arnaud Dressen de la société Honkytonk explique : « Ce qui
est sûr c’est que les internautes demandent à avoir toutes les clefs et à pouvoir
accéder au contenu comme ils le souhaitent, où et quand ils veulent : ils souhaitent
avoir la flexibilité d’accès ».15



           Ce multitasking induit inévitablement une baisse de l’attention en ligne :
Nicolas Marronnier, responsable éditorial du Social Media Club, explique : « Le flux
incessant d’information dans lequel nous plongent les médias digitaux explique la
généralisation du multitasking et donc une tendance à la baisse de l’attention en

14
     Eric Scherer est l’auteur du blog de réflexion sur les médias http://mediawatch.afp.com/
15
     http://linterview.fr/new-reporter/les-webdocumentaires-revolution-ou-effet-de-mode/


                                                                                                9
ligne. L’audience butine, ça et là, un article, un billet ou une vidéo, sans s’attarder
durablement sur un contenu précis ».16


         Sur Internet, tout est donc plus court, plus rapide, car les gens ont besoin de
réagir, de voter, de cliquer. Conséquence : un internaute qui ne clique pas pendant
une minute est rapidement considéré comme inactif. Ce constat engendre une
contrainte pour les auteurs de web documentaires, celle de la durée : ils doivent
veiller à ne pas plonger l’internaute dans un état de passivité trop longtemps, de
peur de le perdre. C’est ce qu’analyse le photographe Samuel Bollendorff, auteur
de Voyage au bout du charbon : « On s’est rendus compte que le temps de
disponibilité de l’internaute est assez restreint, il ne faut pas excéder 15/20
minutes ».17 Et ce qui séduit particulièrement le public, c’est la vidéo. « On voit bien
que depuis 5 ans (ce qui correspond à la naissance de Youtube), les internautes
consomment et produisent massivement de la vidéo »,18 explique Joël Ronez,
responsable du pôle web d’Arte France. Un chiffre évocateur : Youtube compte un
milliard de vidéos vues par jour.


         A noter aussi que la pratique du partage de contenu de pair-à pair s’est
généralisée sur Internet. La plupart des interfaces intègrent désormais des
fonctionnalités de recommandation sur les réseaux sociaux afin de permettre une
large diffusion d’un programme. Internet est un média social, fréquenté par un
public qui crée des choses et qui a besoin de participer. Il faut donc savoir donner
sa place à l’audience dans un web documentaire et valoriser sa production, que ce
soit par la restitution de la popularité ou par la fourniture de contenu (commentaires
etc.).


     Enfin, les « Digital natives » sont déjà habitués à de nouvelles formes de narration :
le jeu vidéo a complètement marqué la manière dont on appréhende le récit et
dont on raconte des histoires. Il n’est donc pas anodin que l’on retrouve dans les
web documentaires la création d’une véritable ambiance et d’une identité visuelle
et sonore, avec de fortes possibilités d’interaction : comme dans les interfaces des
jeux vidéo. Le ludisme et le didactisme sont les créneaux choisis par de nombreux

16
   http://socialmediaclub.fr/2010/04/le-storytelling-digital-formes-emergentes-nouveaux-metiers-
business-models/
17
   http://3web documentaireoc.com/fr/2010/04/22/interview-de-samuel-bollendorff/
18
   http://atelier.rfi.fr/profiles/blogs/emission-1161-depart-de?xg_source=msg_mes_network#5


                                                                                                   10
web documentaires pour aborder la réalité. Michel Reilhac, Directeur du Cinéma
d'Arte France, n’hésite pas à amplifier ce phénomène : « Dans tous les domaines la
tendance est à une relation facilitée à la compréhension, à une tentative de
simplification systématique des complexités du monde tel qu'il va ou ne va pas du
tout… Tout est devenu en apparence plus léger, plus "fun", plus "cool", plus ludique.
L'ennui est l'ennemi. Ce que les Anglo-saxons appellent le "game play" est devenu
une technique narrative impliquante qui favorise l'interaction avec l'histoire, son
appropriation par le spectateur/joueur, sa projection dans la trame même du récit.
La mécanique ludique employée pour raconter une histoire n'est plus synonyme
automatiquement et seulement de légèreté, d'insouciance, de naïveté… Je pense
qu'il faut bien plus l'associer à des concepts de fluidité, d'empathie, d'implication
narrative, de proximité… ».19


     Face à ces différents usages du web, l’enjeu des web documentaires est de
réussir à s’adresser au plus de monde possible : de mettre en place une proposition
éditoriale qui implique autant les natifs du web que les gens qui ont une pratique
plus limitée d’Internet. Joel Ronez relève une difficulté supplémentaire : il s’agit aussi
de capter une audience qui se veut en grande partie passive. Il explique : « Si l'on
examine le public d'un programme web, 80% des gens sont là pour voir, pour
consommer, ils sont passifs et n'ont pas envie de fabriquer leur programme.
L'interactivité, dans ce cas, c'est de pouvoir choisir son chemin. Après, vous avez 15
à 19% d'utilisateurs occasionnels, qui veulent un peu plus : laisser un commentaire,
voter, signaler le programme à un ami, s'abonner à une newsletter ou à un flux RSS...
Enfin, vous avez un petit pourcentage d'utilisateurs engagés. Ils iront de la
production et de la fourniture d'éléments, qui seront éventuellement réintégrés dans
l'œuvre, à la participation à un jeu grandeur nature ».20


     A partir de là, une formidable création est possible. Le web offre des ouvertures
en termes d’écriture et de narration que l’on commence à peine à explorer.
Comment les web documentaires exploitent-ils ces opportunités pour réinventer une
narration historiquement linéaire et redéfinir la place du spectateur ?



19
   http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/07/02/quand-les-recits-transmedia-se-preparent-a-re-
enchanter-notre-quotidien_1382030_3232.html
20
   http://television.telerama.fr/television/arte-lance-arte-webdocs-sa-plate-forme-documentaire-sur-
internet,52886.php


                                                                                                       11
II. Le web documentaire : une ouverture des possibilités narratives


        « A nos yeux, le web documentaire est avant tout un travail
        d’auteurs et un mode de diffusion. Une liberté retrouvée,
        la fusion des métiers et la profusion des styles. Sans carcans,
        sans Bible, sans codes. C’est une vision neuve d’un vieux
        métier : raconter des histoires, avec les outils d’aujourd’hui »,
        David Dufresne21


        Il y a eu l’invention de l’écriture, puis du cinéma : avec Internet, une nouvelle
écriture est à trouver. Le web documentaire semble une opportunité d’exprimer la
réalité à travers l’éclosion d’une narration multimédia et interactive, dont les
possibilités pourraient être résumées à travers trois notions : visionner, explorer,
participer. On les retrouve dans l’interface du web documentaire Montréal en 12
lieux comme autant de choix d’appréhender le sujet (cf. Capture d’écran 1).


        Comment le web documentaire se sert-il actuellement des outils à sa
disposition - l’interactivité, le temps réel et l’hypermédia, pour initier de nouvelles
structures narratives ?



     1. Une narration plus proche de l’internaute


           a) Intimité et émotion


     Selon leurs auteurs et leurs producteurs, dans les web documentaires les histoires
peuvent être racontées de façon plus intime. Cette nouvelle écriture privilégie la
proximité avec le narrateur comme avec les personnages dont il s’agit de faire le
portrait ou de raconter l’histoire. Laurence Bagot, co-directrice avec Cécile Cros de
l’agence Narrative qui a co-produit la série de web documentaires Portraits d’un
nouveau monde, explique : « Le média Internet est particulier par rapport à la
Télévision parce qu’on le regarde souvent seul et on est proche de l’écran (à moins
de 70cm). On voulait donc raconter des histoires très intimes : c’est presque l’auteur
qui raconte à l’internaute ce qu’il a vu et entendu. Après, l’internaute se fait son




21
   David Dufresne est l’un des deux auteurs de Prison Valley, citation extraite du blog accompagnant
l’élaboration du web documentaire http://prisonvalley.arte.tv/blog/


                                                                                                       12
propre parcours, son histoire, va voir des compléments, mais avant tout on raconte
une histoire de quelqu’un à quelqu’un ».22


       Dans    les   Portraits    d’un    Nouveau       Monde,      qui   décryptent      les   grands
bouleversements du 21e siècle dans le monde à travers six thématiques (La Chine,
l’émigration, l’urbanisation, l’économie, l’écologie et vivre ensemble), l’histoire
racontée cherche à susciter une réponse émotionnelle forte pour gagner l’adhésion.
Les quatre volets de la thématique Chine illustrent clairement cette volonté de
mettre la réalité en récit émouvant (cf. Capture d’écran 2). On y parle de destins
individuels qui témoignent d’une réalité plus large, et on y privilégie l’incarnation
dans des personnages. Le traitement est heureusement sensible et pudique, car sur
le fond on pourrait discuter cette volonté systématique de provoquer une émotion
superficielle chez l’internaute. Chaque web documentaire des Portraits d’un
nouveau monde se construit autour d’un récit linéaire de treize minutes en
moyenne, enrichi de prolongements vidéo ou sonores, de cartographies ou de
textes. « Ces bonus viennent apporter un éclairage factuel à une narration qu’on
veut plutôt émotionnelle », justifie Cécile Cros.23


           b) Le temps réel


       Contrairement au documentaire traditionnel, le web documentaire peut
raconter       une     histoire   dans    une    temporalité     éclatée :     de   nombreux      web
documentaires n'ont ni début, ni fin, mais font l'objet de mises à jour et
d’enrichissements réguliers. C’est une des particularités d’Internet : l’œuvre peut être
nourrie, transformée, réinventée en permanence. C’est donc un projet évolutif, qui
implique les internautes en créant des rendez-vous avec eux, en les incitant à revenir
consulter le projet. Ainsi, l’originalité du projet Canadien PIB, qui tente de mesurer
l’impact de la crise économique sur la population, tient au fait que les réalisateurs
suivent et diffusent des histoires en temps réel, ou presque (cf. Capture d’écran 3).
Ce projet, que la productrice Marie-Claude Dupont définit comme une œuvre
« collective, évolutive et interactive », propose de suivre pendant un an la vie de
plusieurs personnages, comme un feuilleton, à travers la publication régulière de
courtes vidéos et d’essais photographiques, auxquels les internautes peuvent
proposer d’agréger leurs propres réalisations. Une narration éclatée et la possibilité

22
     http://atelier.rfi.fr/profiles/blogs/emission-1161-depart-de?xg_source=msg_mes_network#5
23
     http://atelier.rfi.fr/profiles/blogs/emission-1161-depart-de?xg_source=msg_mes_network#5


                                                                                                    13
d’alimenter le site en contenu régulièrement permettent de mettre en parallèle des
temps et des espaces différents, de confronter des analyses et de mettre en
perspective plusieurs histoires individuelles. Marie-Claude Dupont24 précise que : « Ce
facteur d’instantanéité favorise les rapprochements avec la communauté des
internautes : des Canadiens portent un regard sur des Canadiens et ce regard
immédiat sur la problématique de la crise vécue par des individus enrichit
l’expérience ».


       On retrouve ce principe de temps réel dans le web documentaire Gaza/Sderot,
La vie malgré tout, qui a diffusé toutes les semaines du 26 octobre au 23 décembre
2008 deux courtes chroniques vidéo de deux minutes, tournées par une équipe
palestinienne et une équipe israélienne dans chacune des villes. Ce processus a
permis de raconter la vie quotidienne de ces deux villes et de rendre compte de la
réalité telle qu’elle est vécue par des hommes, des femmes et des enfants à Gaza et
à Sderot: leur vie et leur survie au jour le jour. Le web documentaire permet donc
aussi un déploiement de l'espace et une mise en évidence simultanée de divers
éléments, porteuse de sens.


       Ainsi, le web documentaire permet d’exploiter une écriture qui se construit au gré
des expérimentations. C’est ce qu’explique Marie-Claude Dupont : « La spécificité
de PIB, c’est qu’une fois que nous commençons à filmer un sujet, nous ne
connaissons         pas    l’issue   de   l’histoire.   Les   récits   principaux    sont    renouvelés
mensuellement, parfois plus vite selon les événements qui se rattachent à chacun.
La courbe narrative des histoires s’élabore ainsi au fil des tournages, offrant parfois
des revirements inattendus. Rien n’est écrit d’avance, tout se joue au fil du temps,
avec comme trame de fond, la crise économique »,25




24
     http://linterview.fr/new-reporter/les-coulisses-de-pib-interview-avec-marie-claude-dupont/
25
     http://linterview.fr/new-reporter/les-coulisses-de-pib-interview-avec-marie-claude-dupont/


                                                                                                    14
2. Les formes de délinéarisation du récit


          a) Un véritable défi


       On voit bien que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité qui a toujours
fonctionné sur des narrations linéaires sur le plan oral, écrit ou du cinéma, qu’avec
Internet on a des outils qui vont permettre d’explorer des champs non linéaires. Avec
les web documentaires, on nous confronte à un système qui est organisé par
l’hypertexte et on nous offre un choix de lecture, avec donc une part d’aléatoire :
c’est une logique qu’on a évidemment du mal à modéliser et c’est un défi énorme.
« On fait des petits bouts, on essaye de les mélanger entre eux et de faire qu’il y ait
la possibilité de passer de l’un à l’autre à travers le maximum de pistes hypertextes
possibles. Mais ça reste rudimentaire. Il y a une industrie qui a réussi ça, c’est celle du
jeu vidéo : on est complètement dans une forme délinéarisée, on est dans l’espace,
le temps, l’action », explique Joël Ronez.26


       On peut relever plusieurs grands types de narration actuellement dans le web
documentaire, qui s’appuient sur l’interactivité et l’hypermédia, pour proposer un
récit plus ou moins délinéarisé.


       b) Une narration à cheminement imposé


      Le premier type de narration est celui que l’on pourrait qualifier d’astreint ou de
forcé. On parle alors de narration « à cheminement imposé », qui consiste à mener le
spectateur dans la démarche d’un reporter ou d’un explorateur. L’idée est de
plonger le visiteur dans un univers dans lequel il n’est pas tout puissant, dans lequel il
n’y a pas de « retour à la case départ ». C’est un peu le même principe que pour les
« livres dont vous êtes le héros » : l’internaute suit le récit proposé par l’auteur et se
contente de faire des choix qui orientent au fur et à mesure l’histoire. On peut
symboliser ce type de narration par ce schéma :




26
     http://www.scam.fr/tabid/363252/articleType/ArticleView/articleId/6988/Doc-on-web.aspx


                                                                                              15
Dans Voyage au bout du charbon, l’internaute se retrouve ainsi acteur dès le
début du récit grâce à un procédé d’identification instauré par cette adresse
directe qui lui est faite : « Vous êtes journaliste indépendant. Vous avez décidé de
mener une grande enquête en Chine sur les conditions de travail des ouvriers qui
chaque jour recommencent le “miracle chinois”. Vous commencez votre enquête
par les mines de charbon réputées les plus dangereuses... Votre voyage au bout du
charbon est basé sur des faits réels, seuls les noms ont été changés ».


   Le fil du documentaire se construit au gré de ses choix : à chaque intersection du
récit, l’auteur propose à l’internaute de prendre une décision : « … Vous êtes arrivé à
la mine de charbon de Junhuagong, dans la province du Shanxi en Chine, vous
pouvez soit la visiter, soit continuer votre chemin. » (cf. Capture d’écran 4). Chacune
de ces décisions a un impact sur le parcours qui va être suivi, parcours qui donne
l’illusion d’être personnalisé, alors qu’il est établi à l’avance par le réalisateur. Dans la
peau d’un journaliste, l’internaute a l’impression de mener l’enquête, ce qui a
l’avantage de lui laisser le choix d’avancer vers ce qui l’intéresse vraiment. Ce type
de narration permet d'immerger l’internaute dans l'ambiance des mines chinoises et
de le responsabiliser : son choix d'actions et de questions a de véritables impacts sur
l'évolution du documentaire, il peut même aller jusqu’à se faire emmener par la
police pour avoir posé des questions trop dérangeantes. « Dans Voyage au bout du



                                                                                          16
charbon, on ne voulait pas donner toutes les clefs à l’internaute, on voulait quand
même créer des effets de surprise, une attente, une curiosité pour le contenu et
donc du coup on a créé une forme de narration qui donnait seulement une partie
des clefs », explique Arnaud Dressen.27 Ce mode de navigation s’appuie sur un
scénario riche et réaliste, et permet à l’internaute de choisir son parcours pour
éventuellement redéployer l’histoire et de se fabriquer lui-même son univers, ce qui
fait vraiment partie de l’immersion : « On lui donne juste assez d’éléments pour savoir
quels sont les faits et après il les refabrique avec sa propre expérience, du coup il a
beaucoup plus d’éléments pour être touché et pour avoir envie de continuer dans
l’histoire », soutient Samuel Bollendorff.28


       On retrouve le même procédé dans Le Challenge : l'internaute est invité à mener
l'enquête en Equateur sur le procès de la multinationale pétrolière Texaco.
L’internaute adopte le rôle d'un journaliste qui recherche des informations et des
témoins, et il est chargé de poser des questions au choix aux personnages qu’il
rencontre (cf. Capture d’écran 5). Un « Bloc-notes » très fourni en indications
historiques, géographiques et politiques, lui permet de se renseigner sur cette affaire
afin de préparer au mieux ses entretiens. Il contient des photos et des archives vidéo
des années 1960 et 1970, une carte interactive, des chiffres et des dates clefs ainsi
que des documents officiels (cf. Capture d’écran 6). Au cours du documentaire,
l’internaute est régulièrement incité à                 consulter ce bloc-notes, car il est
indispensable pour suivre l’histoire et mener l’enquête. La mise à disposition d’une
véritable base documentaire sur le sujet permet aussi de mettre à niveau chaque
spectateur en lui donnant le même bagage de connaissances.


          Contrairement à Voyage au bout du charbon, dans Le Challenge l’internaute
a le choix de se rendre directement aux étapes suivantes en utilisant les entrées
directes par lieux et par personnages proposées dans une carte interactive
accessible à tout moment (cf. Capture d’écran 6). Le scénario est donc plus
fragmenté, même si chaque chapitre pris individuellement reste cohérent par
rapport au reste de l’histoire : l’auteur réserve à l’internaute une marge de liberté
supplémentaire, ce qui a aussi pour impact de réduire son implication dans le récit
puisqu’il peut le quitter à tout moment pour l’explorer autrement.

27
     http://linterview.fr/new-reporter/les-webdocumentaires-revolution-ou-effet-de-mode/
28
     http://3web documentaireoc.com/fr/2010/04/22/interview-de-samuel-bollendorff/


                                                                                           17
C’est sûrement dans Thanatorama, sous-titré : « Une aventure dont vous êtes
le héros mort », que le procédé d’identification est le plus fort. Lorsqu’on s’apprête à
se lancer dans l’aventure, une voix off sur fond de musique angoissante nous
explique : « Vous êtes mort ce matin. Est-ce que la suite vous intéresse » ? A travers
ce web documentaire, l’internaute suit le parcours de son corps après sa mort, en
orientant sa découverte à travers différents choix : l’enterrement, l’incinération etc.
Tout au long du récit, le narrateur s’adresse directement à l’internaute pour lui
raconter ce qu’il lui arrive, comme lors de l’exhumation : « Pour vous le temps s’est
arrêté, mais là-haut à la surface les choses changent […] On s’active autour de
votre sépulture. Il y a déjà plus de deux ans que votre tombe est considérée comme
abandonnée. »       (cf. Capture d’écran 7). L’internaute est happé par l’histoire
extrêmement documentée qui lui est proposée et qu’il construit, plongé dans une
ambiance de jeu vidéo. En adoptant une forme ludique, la frontière entre réalité et
fiction est parfois moins marquée, mais force est de reconnaître que ce
documentaire immersif dans le monde funéraire, si peu connu, est d’autant plus
enrichissant du fait qu’il implique l’internaute dans son exploration. L’élaboration du
scénario est complexe puisqu’elle doit tenir compte des différents parcours que
peut emprunter l’internaute en conservant sens et cohérence, est accompagné
d’une voix off dont le texte est très bien écrit. Comme dans Le Challenge, une carte
accessible à tout moment rappelle à l’internaute à quelle étape du récit il est rendu
et lui permet de se rendre à une autre séquence (cf. Capture d’écran 8).


       Dans ce genre de web documentaire, l’essentiel du travail de l’auteur
consiste à déterminer les itinéraires de découverte qui peuvent être proposés à
l’internaute et, pour chaque étape, le meilleur moyen de transmettre l’information.
L’auteur réfléchit en termes d’ « expérience utilisateur » et pense la structure non
linéaire du récit en amont afin de proposer à chacun un parcours de lecture
individualisé. Dans d’autres web documentaires, la forme de récit choisie n’implique
pas une telle projection de l’internaute dans l’histoire.


   c) Une narration à cheminement libre ou en étoile


   Dans ce second type de narration à « cheminement libre » ou « en étoile »,
l’internaute est omnipotent. « Pour le meilleur comme pour le pire, c'est à lui
qu'incombe la charge d'élaborer et d'organiser sa vision/lecture du reportage. Ce


                                                                                     18
sont ses choix qui donnent le tempo à la narration. Il peut ainsi s'intéresser à un
chapitre ou à un thème précis, il peut se concentrer sur un élément particulier du
web docu ou passer plus rapidement sur une partie qu'il jugera moins intéressante »,
expliquent les blogueurs Camille et Guillaume.29 Nous sommes ici très proche du
concept de site web interactif et multimédia, ou des vieux CD-Rom ludo-éducatifs.
L’internaute est tout puissant, il a le pouvoir d’aller partout, à tout moment. Tout lui
est dû : les menus interactifs ont été crées pour être à son service et s’adapter à ses
désirs. Les propriétés narratives de ces projets sont inédites : l’internaute peut au gré
de ses envies enchaîner les séquences qui sont liées à un personnage, à un lieu ou
d’autres éléments informatifs, qui lui permettent de former un documentaire unique
suivant ses envies. L’hypertexte prend ici tout son sens puisqu’il propose une
navigation démultipliée, confiée à l’internaute. Tout ce qui est cliquable vient
renforcer l’histoire, ce sont des excroissances du récit : de nouveaux personnages,
des compléments documentaires, des chiffres ou des invitations à participer.


       Ainsi, on accède à la possibilité d’un voyage vraiment délinéarisé dans le
documentaire : un mode de narration qui n’a jamais pu être mis en oeuvre
auparavant faute de dispositif technique. Gaza-Sderot ou Havana-Miami en sont
des exemples remarquables. Il s’agit d’une agrégation de contenus multimédia, liés
entre eux formellement, mais sans récit imposé. L’internaute est amené à picorer
de-ci de-là des bribes de témoignages et une multitude de points de vue, sans
aucune synthèse ou mise en perspective. Certains de ces web documentaires se
présentent alors parfois comme une énorme base documentaire sur un sujet, quitte
à négliger la teneur narrative et à déléguer à l’internaute le soin de reconstruire lui-
même un récit dans sa tête, et de faire émerger du sens de cette masse de contenu
dont il dispose.


       L’originalité de l’exploitation de ce genre narratif dans Gaza/Sderot vient de ses
possibilités de navigation : ce web documentaire est construit sur de courtes
proposition vidéos qui ne sont pas uniquement agencées entre elles par le
truchement de l’interface, mais articulées selon différents schémas de navigation
temporels, thématiques, ou par personnage. C’est une histoire dans laquelle on peut
pénétrer à travers plusieurs points d’entrée : par une chronologie grâce à une
timeline qui divise l'écran, par les sept personnages, par les lieux à travers une carte

29
     http://www.mediapart.fr/club/blog/camilleguillaume/190310/webdocs-en-stock


                                                                                      19
interactive ou par les thèmes spécifiques à chaque ville auxquels sont liées des
vidéos (cf. Captures d’écran 9).


   Dans le web documentaire Afrique, 50 ans d’indépendance, on peut dès la
page d'accueil choisir un pays, un personnage ou bien entrer par une carte de
l’Afrique. Quel que soit le procédé choisi, on accède à une vidéo où un personnage
se présente comme notre guide de la ville africaine où il réside : on a alors le choix
de ce que l’on veut visiter. Une timeline dans l’interface nous permet de nous rendre
à l'étape de notre choix, de s'arrêter sur certaines séquences, de consulter les
informations complémentaires disponibles. L’internaute navigue entre les différents
personnages et parcourt les pays d’Afrique en récoltant ce qui l’intéresse (cf.
Capture d’écran 10).


   Ainsi, dans ces web documentaires, la narration est minimale et l’interactivité
déterminante : l’internaute, sollicité en permanence, dispose de divers éléments
multimédia qu’il organise à sa façon, grâce à la liberté de navigation offerte par
l’interface. Une autre catégorie de web documentaires a souhaité laisser cette
marge de manoeuvre à l’internaute, tout en lui donnant le choix d’être passif et de
s’en remettre au récit proposé par le réalisateur.


   d) Un récit principal linéaire mais ouvert à l’interaction


   Dans ce troisième type de narration, l’auteur soumet à l’internaute un récit
linéaire et construit, conservant un point de vue d’auteur affirmé, tout en
ménageant une certaine liberté au spectateur. L’internaute peut choisir de rester
passif et de laisser défiler le documentaire, mais il peut aussi intervenir dans la
narration en faisant des haltes, en se rendant directement à une autre séquence, ou
en consultant des informations complémentaires.


   Si la délinéarisation du contenu est largement appliquée dans les web
documentaires, on constate que dans certains le récit principal reste cadré par une
trame linéaire. C’est le cas des différents projets qui constituent les Portraits d’un
Nouveau monde. Dans ces web documentaires, on incite l’internaute à regarder
une histoire de façon linéaire, ce qui lui permet d’être porté –transporté, par le récit




                                                                                     20
et de laisser s'installer l'émotion, qui est facilement brisée dans les structures non
linéaires. Par exemple, le web documentaire Un somalien à Paris propose un récit
principal d’une quinzaine de minutes qui est linéaire, même si l'internaute conserve
une marge d’action. En effet, il peut sauter les chapitres visibles sur l’interface ou
stopper l’histoire afin d’approfondir un thème lorsque la possibilité lui est donnée
d’accéder à un bonus (cf. Capture d’écran 11). Mais dans tous les cas, il ne perd
jamais le fil de la narration : les bonus s’ouvrent en pop-up (au-dessus de la fenêtre
principale), ce qui lui permet de reprendre facilement le cours du récit (cf. capture
d’écran 12). Après avoir visionné l’œuvre, le spectateur est invité à consulter des
liens annexes mis à disposition en bas de page, ou à lire un texte de présentation du
web documentaire écrit par le réalisateur lui-même, qui justifie ses choix et exprime
son point de vue. C’est l’occasion pour l’internaute d’approfondir sa réflexion sur le
sujet traité (cf. Capture d’écran 13). Dans les web documentaires des Portraits d’un
Nouveau monde, le visionnage d’un récit linéaire où transparaît un fort point de vue
d’auteur semble être la condition imposée à l’internaute s’il veut par la suite
s’émanciper et picorer des informations lui-même. Les projets de cette série font le
choix d’une narration plus classique, d’une faible interactivité et d’une participation
de l’internaute limitée (les commentaires sont positionnés très bas dans la page et
peu utilisés).


   Le Corps Incarcéré adopte le même fonctionnement. L’internaute est invité à
suivre un reportage photo d’une dizaine de minutes, qui traite sous tous ses aspects
le thème du corps en prison, à travers le témoignage de quatre personnages. Le
récit, linéaire, est agrémenté d’une timeline où sont détaillés les thèmes abordés au
fil du reportage : l’internaute peut donc parcourir le récit en navigant entre les
différents chapitres. Autour de ce récit principal gravitent des compléments
d'information : l’interview vidéo de trois spécialistes et de courts textes de
présentation des personnages qui permettent à l’internaute de bénéficier d’un
traitement approfondi du sujet (cf. Capture d’écran 14).


   Si les web documentaires qui ont adopté une délinéarisation totale de la
narration s’accommodent très bien de l’hypertexte, véritable révolution en matière
d’organisation des contenus, cet outil pose néanmoins des problèmes à ce genre
de projets qui imposent un récit principal linéaire. En effet, l’hypertexte, qui constitue




                                                                                       21
une coupure et une possibilité de rebond dans la narration, entre en contradiction
avec le format linéaire qu’est la vidéo ou le diaporama sonore puisque ce sont des
images qui se succèdent et que l’on regarde dans l’ordre. Certains                              web
documentaires comme les Portraits d’un nouveau monde tentent d’y apporter une
solution en proposant de stopper momentanément le récit afin de consulter des
bonus, puis de reprendre le cours de l’histoire là où on l’avait laissé. D’autres comme
Le Corps Incarcéré choisissent de séparer les deux et mettent les compléments
d’information à part pour conserver toute la force du récit linéaire. A l’heure
actuelle, seul le web documentaire Prison Valley semble avoir réussi à déployer un
scénario       suffisamment      habile pour       mêler    étroitement linéarité du récit       et
hypermédia.


       e) Prison Valley : un dosage habile de ces différents procédés narratifs


       Prison Valley, « road movie participatif » sur l’univers carcéral américain, est un
projet hybride qui tire parti avec justesse des outils Internet et qui parvient à
contourner les écueils qu’imposent les différents types de narration étudiés
précédemment.


       Toute la subtilité de ce web documentaire réside dans le fait qu’il existe deux
façons de l’aborder. Alexandre Brachet explique : « L’interactivité doit toujours être
au service de l’histoire. L’internaute se construit un récit personnel. Nous on essaye
de construire des parcours utilisateurs riches. Dans Prison Valley, il y a le choix pour les
internautes qui ne voudraient pas s’impliquer de regarder ce documentaire comme
on pourrait le regarder à la télé ou au cinéma. On a toujours combattu une
construction en arbre, qui est contraire au récit et à la posture d’auteur et de
réalisateur, je parlerais plus avec une image d’élasticité : si tu t’écartes du récit il faut
toujours que tu puisses revenir dans le chemin que les réalisateurs ont décidé de
construire ».30


       Ainsi, l’internaute peut choisir de regarder un documentaire de 59’ de façon
linéaire, sans arrêt, qui se présente comme un reportage vidéo avec un récit à la
première personne, un « nous » qui articule fort à propos subjectivité des auteurs et


30
     http://atelier.rfi.fr/profiles/blogs/emission-1161-depart-de?xg_source=msg_mes_network#5


                                                                                                 22
subjectivité du spectateur (cf. Capture d’écran 15). Il peut aussi se lancer dans une
version omnibus, combinatoire, construite en rhizome ou en arête de poisson. Cette
deuxième façon de parcourir le web documentaire propose donc une narration
très construite puisqu’elle met en scène un propos (un début et une fin, un fil
conducteur, des temps forts), une progression (un principe de navigation orienté
dans une direction) et une ouverture (un épilogue, une synthèse des informations,
des débats, des équivalences dans le contexte français…) mais avec la possibilité
de faire des digressions (une arborescence, des péripéties pour creuser certains
aspects du sujet traité). Tout est organisé autour d’un véritable dispositif interactif : les
possibilités de navigation offertes au visiteur sont multiples, facilitent une narration
modulable et tous les contenus sont présentés sous forme hypertextuelle. On peut
symboliser cette version par ce schéma :




   Si l’internaute choisit de parcourir lui-même le web documentaire, alors il est
invité à s’inscrire et à prendre une chambre au Riviera Motel, qui est le point de
départ de son exploration et fait aussi office de QG accessible à tout moment. En
effet, c’est depuis cette chambre, dans laquelle il peut agir sur tous les éléments,
que le visiteur peut tout entreprendre : lancer le documentaire linéaire, consulter
divers documents recueillis pendant son enquête (vidéos, photos, cartes), retrouver
des informations sur les personnages rencontrés, regarder la télévision, se rendre sur
le forum, regarder par la fenêtre (web cam sur rue), envoyer des messages aux
principaux protagonistes ou retourner à la carte interactive pour reprendre le fil du


                                                                                          23
récit (cf. Captures d’écran 16). Le Motel n’a pas été choisi par hasard : c’est ici que
le week-end, les familles qui rendent visite aux détenus viennent se loger.


       Alain Joannes, créateur de la Web Radio d’Arte, explique : « On a une structure
narrative modulaire dans Prison Valley : l’internaute qui ouvre un compte pour vivre
par procuration ce véritable road movie documentaire a toujours le choix de suivre,
ou non, le cheminement des deux journalistes. Il peut, exactement comme quand
on erre en voiture dans les immensités américaines, revenir au motel pour consulter,
approfondir, dialoguer, changer de direction. La métaphore visuelle du motel est
non seulement très pertinente; elle est aussi extrêmement confortable pour une
navigation attentive à l’intérieur du reportage ».31 En effet, à chaque nœud du récit,
l’internaute a le choix de revenir au motel afin d’approfondir la séquence qu’il vient
de regarder, ou de poursuivre son exploration. Mais même s’il choisit de parcourir le
documentaire à sa façon, il doit suivre la structure narrative préconisée par les deux
auteurs : il ne peut accéder à une séquence sans avoir visionné les chapitres
précédents (cf. Capture d’écran 17).


       Ainsi, on trouve dans Prison Valley une intelligence du web ET du documentaire.
La dimension documentaire existe en soi et pourrait se passer du web, si ce n’est
qu’elle ne le fait pas et que l’interactivité est justement dosée pour susciter
l’immersion dans le récit. L’internaute peut choisir sa manière d’assimiler un contenu
riche, dense et complexe comme il le veut et quand il le veut : en s’inscrivant, il se
crée un compte qui lui permet de reprendre son exploration là où il l’avait laissée, et
de revenir approfondir sa découverte du sujet en s’appuyant sur les documents qu’il
a récolté au fil du documentaire. Ces compléments d’information permettent
d’ajouter de l’épaisseur au récit et de la profondeur au sujet traité.


      Mais l’interactivité, particulièrement dans Prison Valley, ne se résume pas à une
question de navigation : c’est aussi pouvoir participer à un web documentaire
(laisser des commentaires, tchatter etc.).




31
     http://hypermedia.vox.com/library/post/prison-valley-analyse-dun-chef-doeuvre.html


                                                                                          24
3.   Faire participer l’internaute à la narration


     En effet, un web documentaire est aussi interactif au sens où il tire profit d’autres
points de vue, en l’occurrence ceux des internautes qui peuvent enrichir, nuancer
ou contester la réalisation avec leurs propres témoignages, ajoutant au besoin des
images et des sons. « Autour d’un contenu de base, d’une histoire préexistante, des
briques participatives sont ainsi amenées à enrichir l’univers narratif, et de nouveaux
éléments (commentaires, témoignages, photos…) viennent se greffer à la création
originale de l’auteur », explique Nicolas Marronnier.32


     a) Donner la parole à l’internaute : des projets communautaires et participatifs


     La plupart des web documentaires proposent les fonctionnalités participatives et
communautaires basiques : commenter, partager sur les réseaux sociaux, envoyer
par mail etc. (cf. Capture d’écran 18). Tout est fait pour donner une place à
l’internaute et pour le fidéliser, comme dans PIB où il peut choisir de suivre les récits
qui l’intéressent en s’abonnant à un flux RSS spécifique (cf. Capture d’écran 19).


     Dans Prison Valley, ces aspects sont beaucoup plus développés puisque
l’internaute dispose d’un compte et d’un pseudonyme. Ainsi,                        les internautes
peuvent discuter entre eux : il y a des pauses dans le récit où l’on invite l’internaute à
plonger dans des zones interactives qui vont lui permettre de débattre avec
l’audience connectée au même moment. Ils peuvent aussi échanger leurs idées sur
des forums thématiques proposés par les auteurs. Comme il est indiqué sur la page
d’accueil des forums : « Ici, on discute des prisons, on partage les savoirs, et on
débat entre internautes du monde entier ». L’audience peut même discuter
directement avec les personnages du web documentaire. Enfin, des tchats « en
live » avec des personnalités du milieu carcéral sont fréquemment organisés : ils
permettent à l’internaute de prolonger sa réflexion après avoir visionné le
documentaire et d’obtenir des réponses à des questions restées en suspend (cf.
Captures d’écran 20).




32
 http://socialmediaclub.fr/2010/04/le-storytelling-digital-formes-emergentes-nouveaux-metiers-
business-models/


                                                                                                 25
b) Inciter l’internaute à devenir co-auteur : un appel à contribution


     Au-delà de ces options participatives, à plusieurs reprises Prison Valley propose
même au spectateur de contribuer au contenu du web documentaire. Par
exemple, à l’issue d’un portfolio relatant la cérémonie annuelle des surveillants
morts, il est invité à livrer son avis sur ce qu’il ressent et peut consulter les réponses des
autres spectateurs. Un peu plus loin, il a aussi la possibilité de s’enregistrer en vidéo
pour répondre à une question posée à tous les personnages : « Qu’est-ce que la
peur ? » (cf. Capture d’écran 21).


     Certains projets suivent la tendance amorcée par Prison Valley et croient au
potentiel créatif de l’internaute et à sa capacité d’enrichir une œuvre en faisant
appel à sa contribution. « De plus en plus, on se rend compte qu’on a une
participation de l’audience créative et qu’on pourrait réutiliser », explique le
rédacteur en chef du site web du Monde, Boris Razon.33 Ainsi, dans Havana/Miami,
l’internaute est invité à compléter lui-même le contenu éditorial par du texte, des
images fixes ou animées. « Nous attendons des témoignages, bien sûr, mais aussi la
création d’un vrai débat public, à la fois sur notre site et ailleurs sur Internet », 34
souligne son producteur, Serge Gordey.


        Outre-Atlantique, cette démarche a été véritablement exploitée dans le
projet canadien de l’ONF, PIB. Les internautes sont invités à envoyer leurs propres
témoignages sur la crise économique, sous forme de photos ou de vidéos, lesquels
sont ensuite sélectionnés et diffusés sur le site (cf. Capture d’écran 22). « L’idée était
de documenter la crise économique grâce aux nouvelles technologies et de
permettre aux Canadiens de participer. Une communauté s’est créée autour des
personnages. Nous voulions aussi que les internautes s’impliquent avec la possibilité
de mettre en ligne leurs vidéos ou photos »,35 explique Hélène Choquette, la
documentariste à l’origine du projet.




33
   http://www.scam.fr/tabid/363252/articleType/ArticleView/articleId/6988/Doc-on-web.aspx
34
   http://www.letemps.ch/Facet/print/Uuid/5321e0f0-1ffa-11df-b561-
f36c76562c2e/La_nouvelle_%C3%A9criture_documentaire
35
   http://www.la-croix.com/Visages-de-la-crise-canadienne/article/2436750/25041


                                                                                            26
Outre l’aspect participatif, un autre facteur, plus formel, entre en jeu dans la
construction narrative des web documentaires : les choix en matière de graphisme
et de multimédia.




    4.     Le graphisme et le multimédia comme supports de narration


         a) Le multimédia : des choix pertinents pour la narration


   Dans les web documentaires, une histoire est        racontée avec l’ensemble des
typologies de médias qu’offre Internet. Non seulement il s’agit d’agencer les
éléments du réel au travers du tournage vidéo, mais aussi de créer du sens à partir
d’autres éléments tels que les photos, le texte, la cartographie, ou tout simplement
grâce à l’ergonomie de l’interface proposée à l’utilisateur. La dimension artistique
(qualité de la narration, du traitement, du montage, du mixage) est évidemment
pour beaucoup dans l’appréciation du visiteur et dans sa réception du programme.
Par exemple, la bande-son est primordiale, elle permet de contextualiser, de
baigner le spectateur dans une ambiance ; elle permet également de donner de la
profondeur aux images : c’est le cas dans Thanatorama. De même, les bruitages
contribuent au sens du récit et permettent de plonger l’internaute dans l’histoire,
comme dans Le Corps Incarcéré ou dans Prison Valley. Quant à l’utilisation de l’écrit,
non pas pour expliquer mais plutôt pour interagir avec les images et les sons, c’est
une voie prometteuse, explorée dans Homo Numericus.


   La variété des formes narratives des web documentaires de la série Portraits d’un
nouveau monde reflète l’amplitude de la palette multimédia qui s’offre à ce genre.
Les uns optent pour la galerie de portraits comme Chanteloup, ma France, les autres
pour une interface qui traduit sur l’écran la cohabitation géographique et culturelle
de deux communautés : La double vie de Bradford. Au Pied du mur s’organise
comme un ensemble triangulaire que l’on peut faire pivoter physiquement, pour
accéder à ses trois volets (« traverser à tout prix », « face à la clandestinité », « au-
delà du rêve américain »), dotés chacun d’une couleur particulière. Le plus linéaire
reste le documentaire de Patrick Zachman, Un Somalien à Paris, récit sobre et fluide
qui mêle photos et vidéos.




                                                                                      27
Dans Prison Valley, le récit alterne séquences animées et clichés, soutenus par
une voix off, ou des bruits d’ambiance caractéristiques. Tous les moyens d’expression
numérique – texte, sons, images fixes et animées, liens – sont utilisés de manière non
seulement pertinente mais parfois très subtile. Les vidéos se fondent sans hiatus visuel
dans les diaporamas photographiques. Le texte est réduit à sa meilleure utilisation,
concentrée : chaque mot typographié semble avoir été pesé pour produire le
meilleur impact. Quant aux graphismes de données, ils sont eux aussi dispersés avec
une finesse qui décuple leur intérêt.


       Ainsi, la structure narrative dans le web documentaire est influencée par la
gestion du multimédia : une utilisation habile de plusieurs médias peut non
seulement contribuer à plonger l’internaute dans le récit mais aussi être créatrice de
sens.


       b) Le graphisme comme narration


       Certains web documentaires travaillent énormément l’identité visuelle de
l’interface dans laquelle évolue l’internaute. Le graphisme peut alors devenir un
support à la narration, porteur de sens.


       C’est   le   cas   d’Homo      Numericus,     dont    l’environnement         graphique   est
remarquable. « On a vraiment essayé de déployer une narration graphique : on a
des éléments de narration visuelle qui viennent enrichir le temps de l’image fixe »,
explique Samuel Bollendorff.36 En effet, le récit est élaboré autour de photographies
en plan fixe avec des témoignages audio, ce qui, contrairement à une succession
de vidéos, permet à l’internaute de laisser libre cours à sa pensée. Ces temps de
réflexion sont d’autant plus stimulés par un travail plastique d’une grande virtuosité
où le fond et la forme se rejoignent. Alors que nous sommes toujours en arrêt sur
image, le second plan est animé par un déroulement incessant d’écrans figurant
l’activité numérique de la personne interrogée, représentant ce monde numérique
en construction perpétuelle dans lequel l’individu choisit de se connecter ou de se
déconnecter (cf. Capture d’écran 23). La mise en abyme de l’écran dans l’écran
offre ainsi différents niveaux de lecture : ce déploiement dans l’espace constitue
certainement un des grands apports du web documentaire.


36
     http://3web documentaireoc.com/fr/2010/04/22/interview-de-samuel-bollendorff/


                                                                                                 28
L’agence Upian excelle aussi dans ses interfaces puisque chacune d'entre elles
épouse une histoire : ce n'est jamais du design pour l'amour du design, mais pour
transmettre des messages parfois très forts. C’est le cas de cette ligne verticale qui
partage l'écran de Gaza/Sderot pour opposer deux réalités : elle sépare des vidéos
qu'on ne peut visionner simultanément, parce que, décrypte Caspar Sonnen,37 « on
ne peut pas comprendre les deux camps en même temps ». On a donc en
permanence des vidéos des deux villes sous les yeux qui s'enclenchent au survol de
la souris : ce choix graphique, porteur de sens, réussit le pari de mettre en parallèle
deux réalités (cf. Capture d’écran 24).


     Enfin, dans les web documentaires de Brèves de trottoir, qui proposent une
succession de portraits de parisiens “typiques” de chaque arrondissement, le
graphisme est très travaillé. Une fois encore, il est porteur de sens puisqu’il propose
un environnement personnalisé pour chaque personnage, afin d’évoquer en un clin
d’oeil son univers (cf. Capture d’écran 25). Avec un grand sens du détail, une
ambiance est recréée à chaque fois à travers une interface simple et intuitive.


     Ainsi, la variété d’usage des outils du web au service d’une palette de structures
narratives, montre assez clairement l’amplitude des possibles du genre qu’est le web
documentaire. Entre ces différents types de narration, il se dessine un grand nombre
d’ouvertures tant du point de vue de l’interactivité que de l’écriture, que les
réalisateurs tentent d’explorer. Et pourtant, force est de constater que le web
documentaire et les nouveaux codes qu’il initie soulèvent des questions, voire des
réticences, chez les internautes et les documentaristes.




37
 Pilote du Doc Lab et spécialiste des nouvelles écritures interactives au Festival international du
documentaire d'Amsterdam (IFDA)


                                                                                                      29
III. Le web documentaire, accueil et limites : quel avenir ?


       Si à l’heure actuelle les web documentaires sont encore à la recherche d’une
définition, ils soulèvent déjà beaucoup de débats, principalement sur la place
donnée à l’internaute dans l’élaboration de la narration, sur la redéfinition du point
de vue de l’auteur, mais aussi sur les dérives auxquelles les outils Internet exposent le
récit : en particulier l’interactivité. Loin de faire l’unanimité, cette nouvelle façon de
raconter la réalité séduit, intrigue, déçoit ou choque le public et les professionnels de
l’audiovisuel. Et pourtant, les principaux concernés, les documentaristes, tardent à se
lancer dans de tels projets. Il m’a paru important dans cette dernière partie de
décrypter les défaillances auxquelles s’expose ce nouveau genre et d’analyser la
façon dont il est reçu, afin d’évaluer dans quelles directions il pourrait se développer.




    1. Explorer un web documentaire : les préalables indispensables



          a) Un bon matériel est nécessaire


       La consultation des web documentaires nécessite une bonne connexion
Internet et un bon matériel informatique. Les problèmes de chargement avec une
connexion wifi, les séquences vidéos coupées régulièrement, l’interface « loading »
qui n’en finit pas de charger pour finalement aboutir sur une page d’erreur sont
monnaie courante pour les projets web qui pèsent lourd, comme Homo numericus
et Thanatorama. Les temps de chargement sont si longs sur les web documentaires
du journal argentin Clarin tels que Narcoguerra, En la tierra de Diego, que
l’internaute qui, rappelons le, ne supporte pas d’attendre, a vite fait de fermer la
fenêtre de son navigateur et d’allumer la télé. Certains web documentaires ont
résolu ce problème en proposant des versions en bas débit, comme Prison Valley ou
Afrique, 50 ans d’indépendance. D’un point de vue technique, l’internaute peut
aussi pâtir des problèmes de compatibilité : certains web documentaires s’affichent
mal sous Mac (c’est le cas de Afrique, 50 ans d’indépendance) ou sur certains
navigateurs.




                                                                                       30
b) Il requiert une certaine familiarité avec le web


      Le web documentaire, quoi qu’on en dise, requiert une certaine familiarité
avec l’usage d’un ordinateur et a fortiori du web, ce qui a pour conséquence de
restreindre la cible de ce nouveau format. L’ordinateur n’est effectivement pas, en
matière de documentaire et pour un large public, un lieu naturel et légitime (qualité
médiocre, confort tout relatif…). Aurélie Hamelin raconte en plaisantant qu’elle se
voit fréquemment répondre lorsqu’elle évoque les projets qu’elle mène : « ça à l’air
très intéressant mais je ne peux pas plutôt le voir à la télé ? ». L’intérêt du web
documentaire, la confrontation à cette nouvelle forme de narration, est loin d’être
une évidence pour le public. Pour Aurélie Hamelin, l’enjeu principal aujourd’hui est
d’installer le web documentaire comme un genre à part entière et de toucher un
public aussi large que possible. Un impératif qui explique la priorité donnée dans le
premier volet des Portraits du nouveau monde à la simplicité d’accès.


      Si le web documentaire doit dépasser une audience limitée aux convaincus
et aux technophiles, il lui faut en effet privilégier une facilité d’accès à travers un
projet explicitement présenté, une interface qui donne toute sa place au contenu,
qui canalise les interactions pour mieux focaliser l’attention et qui limite le « bruit »
que pourrait engendrer la multiplication de fonctionnalités interactives. Certains web
documentaires (cf. Captures d’écran 26) ont solutionné ce problème en imposant
dès l’ouverture une courte introduction vidéo (Prison Valley), audio (Thanatorama)
ou textuelle (Voyage au bout du charbon), qui présente le sujet ou explique
comment et pourquoi utiliser les différents outils (Afrique, 50 ans d’indépendance).


      On retombe sur une règle d’ergonomie web : une interface destinée à un
large public doit se prêter aussi bien aux usages d’experts que de néophytes. En
particulier pour ce nouveau genre qui mêle dans sa narration images (fixes ou
animées), son et texte : ce mélange ne va pas de soi et l'utilisateur peut vite se sentir
dérouté.




                                                                                       31
2. Les failles du web documentaire



              a) Exploitation des outils du web vs. qualité du contenu


        Un des risques majeurs de ces web documentaires à l’esthétique très
travaillée,    du   graphisme,      en    passant     par    la   navigation      et   les   impératifs
ergonomiques, est que la forme peut pervertir le fond, et la réalité être travestie au
profit de l’effet produit. Les impératifs de mise en scène, l’interface graphique,
l’identité visuelle et sonore de l’interface et les jeux d’interactivité peuvent
rapidement prendre le dessus sur le sens du web documentaire, séduire l’internaute
mais cacher un objet creux ou dont le sens reste insaisissable.


        Puis, comme on l’évoquait plus haut, à trop emprunter les codes du jeu vidéo,
la frontière entre fiction et réalité s’estompe rapidement, au détriment de la qualité
et parfois de la véracité du contenu. Les auteurs de Voyage au bout du charbon
ont reconnu avoir pris quelques libertés dans le scénario pour atteindre une telle
richesse de contenu et mettre en place ce système de construction narrative par les
internautes : « Il y a des choses qu’on a été obligé de réécrire et c’est pour ça qu’il y
a un avertissement au départ. Rien n'est faux dans ce documentaire, mais il fallait
scénariser les choses afin de fabriquer un parcours pour l'internaute. La réalité en
constitue la plus grande partie ».38


        Le web documentaire est l’affirmation du point de vue d’un auteur. Ce
dernier peut se tromper dans ses choix, dans ses partis pris, mais il n’a pas le droit de
pervertir ce qu’il capte de la réalité. « Le web documentaire, est une affaire
éminemment morale. Tout est possible en réalisation, tous les tons sont acceptables,
c’est affaire de style. Mais rappelons qu’on ne badine pas avec la réalité ni avec les
témoignages des personnes. C’est en appliquant ces préceptes que l’auteur assoira
sa respectabilité, et que le web documentaire pourra être pris comme une
référence », explique le blogueur Olivier Crou.39




38
 http://3web documentaireoc.com/fr/2010/04/22/interview-de-samuel-bollendorff/
39
 http://linterview.fr/new-reporter/de-lecriture-de-la-conception-et-de-la-realisation-dun-
webdocumentaire-part-1/


                                                                                                    32
Ainsi, pour être crédible, le web documentaire doit s’appuyer sur une éthique
documentaire          solide. L’exploration des        possibles en      matière d’écriture via
l’exploitation des outils du web ne peut pas être un prétexte pour travestir la réalité
au profit d’une plus grande interactivité ou pour noyer le contenu documentaire
dans des interfaces web visuellement très élaborées. C’est en ce sens qu’Aurélie
Hamelin justifie le positionnement des Portraits d’un nouveau monde : « On a fait le
choix d’une interactivité au service du contenu et pas l’inverse ».40


          La qualité du contenu peut aussi se détériorer selon l’usage qui est fait de
l’hypertexte. Les auteurs peuvent être tentés de mettre énormément d’informations
à la disposition de l’internaute, sans cohérence narrative et sans pertinence avec le
sujet traité. Bruno Masi explique : « Le web documentaire demande d’être
doublement plus vigilant : on peut avoir la sensation de ne plus avoir de contrainte
de place et d’espace, ça demande donc d’être doublement plus vigilant sur ce
qu’on met à disposition de l’internaute puisque sinon on serait tenté de tout mettre,
et si on met tout on se demande un peu ce que vaut notre travail ».41


          L’auteur, s’il ne propose pas un récit linéaire, peut tout de même servir un
minimum de guide à l’internaute afin que ce dernier puisse s’orienter dans le web
documentaire et en extraire des informations exploitables. Mais cela signifie alors
restreindre sa liberté de navigation. Or, avec ce dilemne, on touche à quelque
chose qui est consubstantiel à l’idée même de web documentaire et qui naît du
télescopage de deux impératifs contradictoires : ceux dictés par le support, Internet,
et ceux dictés par le genre du documentaire.


              b) Progression du récit vs. liberté du visiteur


           En effet, l’une des règles cardinales de l’ergonomie des interfaces web est
que l’internaute doit rester maître de sa navigation et pouvoir toujours contrôler le
système. La narration quant à elle repose sur l’idée que le spectateur n’a pas le
contrôle mais au contraire se voit proposer un enchaînement qui suit une progression
pensée par l’auteur. Prison Valley est selon moi le seul web documentaire qui à


40
     http://www.scam.fr/tabid/363252/articleType/ArticleView/articleId/6988/Doc-on-web.aspx
41
     http://linterview.fr/new-reporter/les-webdocumentaires-revolution-ou-effet-de-mode/




                                                                                              33
l’heure actuelle s’efforce de concilier avec intelligence ces deux impératifs. Les
auteurs proposent un récit fermé puisque le visiteur doit suivre la progression du récit
et ne peut accéder aux séquences que dans l’ordre pensé par David Dufresne et
Philippe Brault. Mais en même temps ce récit est construit en séquences qui, à
chaque transition, offrent une ouverture vers des compléments d’information et des
possibilités d’interaction où est réintroduit le contrôle par le visiteur de sa navigation.


           D’autres web documentaires tentent de dépasser cette problématique en
instaurant ce qu’on peut appeler une « fausse interactivité ». En effet, la notion
d’adaptation du web documentaire aux désirs de l'internaute doit être nuancée.
Comme pour tout récit, l'écriture s'effectue sur la base d'un scénario pensé en
amont : l’internaute est maintenu dans l’illusion que ses choix ont un impact sur le
contenu informatif du web documentaire, alors qu’ils lui permettent seulement de
donner un sens différent, personnel, à ce contenu. Si certains projets valorisent une
narration immersive, avec le côté « documentaire-dont-vous-êtes-le-héros », en fait
les options ne sont jamais infinies, tout a déjà été prévu et programmé : l’internaute
se contente seulement d’emprunter les parcours élaborés à l’avance par l’auteur.
Dans certains projets on dit à l’internaute qu’il est actif, mais à chaque fois qu’il
clique il n’a qu’un seul choix, comme souvent dans Le Challenge. Ce web
documentaire peut d’ailleurs être doublement agaçant pour l’internaute puisque les
questions qu’il peut poser au fil du récit sont souvent limitées et le fruit d’une réflexion
simpliste, voire manichéenne : il aimerait pouvoir poser ses propres questions.


             D’un autre côté, lorsque plusieurs choix sont vraiment proposés, comme
dans Voyage au bout du charbon, l’internaute peut facilement être frustré : avoir
l’impression qu’en faisant des choix il a raté une partie du contenu en empruntant
tel parcours. « Même si on fait se croiser les narrations, il est essentiel de scénariser
pour être sûr que l’internaute passe par des moments clefs parce qu’il ne s’agit pas
non plus que les gens puissent se balader et qu’ils parcourent un documentaire qui
ne leur apporte rien », explique Samuel Bollendorff.42


          Il faut donc faire attention à ce que les gens ne circulent pas à la périphérie
du projet, ce qui rend l’écriture documentaire très complexe. En effet, il faut faire


42
     http://3web documentaireoc.com/fr/2010/04/22/interview-de-samuel-bollendorff/


                                                                                         34
passer l’internaute par des points névralgiques qui viennent argumenter le récit, et à
partir de ce moment là proposer des digressions, mille chemins, mais à condition
seulement que le spectateur soit passé par ces points stratégiques. A l’heure
actuelle, très peu de web documentaires ont réussi ce défi qui freine de nombreux
documentaristes à se lancer dans de tels projets et qui désarçonne facilement les
internautes.


           c) Quand l’interactivité vient détruire le récit


      L’internaute peut très bien ne pas être réceptif à l’interactivité. Un projet
comme La Cité des mortes, qui évoque la disparition des femmes dans la ville de
Ciudad Juarez au Mexique, va très loin en utilisant des procédés narratifs qui
éclatent le récit au point de le rendre pénible même pour un internaute confirmé.
Tous les éléments qui composent ce web documentaire sont d’une grande richesse
pris individuellement (extraits radio, galeries photos, carte interactive etc.) et mis en
scène dans un environnement graphique et interactif remarquable. Mais on doit
récolter soi-même des informations qui ne sont pas liées entre elles, et agir sur des
éléments de l’interface sans en comprendre vraiment l’intérêt : il n’y a aucun fil
directeur pour guider l’internaute et l’ensemble s’apparente plutôt à un gadget
sophistiqué (cf. Captures d’écran 27). Ce web documentaire, qui est né suite à la
publication d’un livre sur le même sujet, est donc difficile à exploiter si l'on a pas lu
l’ouvrage avant : il se présente plutôt comme un complément d’information que
comme une œuvre qui fait sens en soi. Il requiert aussi une certaine patience afin de
saisir les possibilités de navigation et d’interaction avec l’interface.


       L’interactivité, c’est donc aussi quelque chose que tout le monde ne maîtrise
pas forcément, contrairement à la simple action d’appuyer sur la touche “play” et
de laisser filer l’histoire. Dans Montréal en 12 lieux, c'est à l'internaute de naviguer
entre les différents contenus afin de construire son propre parcours entre les
différents quartiers de la ville. Mais ce web documentaire est difficile à manier : on
ne comprend pas comment exploiter l'ensemble des informations. L’interactivité est
très développée puisque tout est à faire par l’internaute qui doit explorer plusieurs
entrées et activer des onglets en permanence. Mais si le graphisme et l’ambiance
sonore sont très travaillés, l’interface n’est pas intuitive du tout, la musique




                                                                                      35
oppressante et le rythme de l’ensemble, trop rapide, est très difficile à suivre : tout
s'agite en permanence, l’utilisateur est perdu et il est compliqué pour lui d’exploiter
cette masse de contenu.


           L’interactivité peut aussi très bien être source d’ennui. Dans Voyage au bout
du charbon, différents choix sont donnés à l’internaute à chaque nœud du récit. Les
auteurs ont choisi de matérialiser et d’expliquer à l’internaute ces choix par de
longues séquences textuelles. Or, le défilement de ces textes descriptifs sur une
image fixe est souvent très lent ce qui rend la lecture longue : le passage à une
autre séquence est laborieux, on s'ennuie rapidement (cf. Capture d’écran 28).


          A l’heure actuelle, la mode est à l’interactivité à tout va : on n’envisage pas
de web documentaire sans cette possibilité pour l’internaute d’agir sur tous les
éléments de l’interface et de contrôler un minimum la narration. Or, si elle est forcée,
l’interactivité peut détruire un récit : certains types de narration requièrent justement
une absence d’interactivité. Andrew DeVigal, chef du multimédia au New York
Times, revendique une certaine retenue dans l’usage de cet outil : « L’interactivité
permet de personnaliser l’expérience. Et il y a des circonstances pour cela, tous les
types de narrations ne sont pas adaptés à l’interactivité. D’autres vont naturellement
amener à l’interaction ou même la rendre nécessaire pour bien comprendre un
sujet.     Mais   si   elle   est   forcée,   elle   peut   très   bien   détruire   un   récit.
Les gens ne réagissent pas spécialement à l’interaction, ils s’intéressent au contenu.
Et ils veulent que cela soit fluide. On doit toujours le garder à l’esprit quand on
développe des contenus interactifs. Il suffit que l’histoire soit facile à comprendre,
c’est tout ! ».43 Il faut donc impérativement laisser le choix à l’utilisateur de ne rien
faire, ce que Cécile Cros et Laurence Bagot ont mis en application dans les Portraits
d’un nouveau monde. Les différents web documentaires ont une narration linéaire,
et si le spectateur a la possibilité de sauter certaines séquences, il a tout intérêt à
laisser défiler le film ou le diaporama sonore s’il veut garder le fil du récit.


         Ces problématiques mettent en valeur les difficultés auxquelles sont confrontés
les auteurs de web documentaires.




43
     http://webdocu.com/?p=215


                                                                                             36
3. Pourquoi les documentaristes sont-ils réticents à se lancer dans le web
          documentaire ?


          Dans le milieu du web documentaire, les gens viennent d’un peu partout. Il y
     a beaucoup de professionnels de l’audiovisuel et du journalisme qui s’intéressent à
     Internet comme nouvel espace de diffusion et d’expression et aux nouveaux outils
     qui sont à leur disposition. Comment se fait-il que les plus concernés par le sujet, les
     documentaristes, soient les moins investis dans ce genre de nouveau projet ? Dans
     cette partie, j’ai décidé de donner une place importante aux témoignages des
     cinéastes documentaristes d’ADDOC.44 Certains ont accepté de me faire partager
     leur perception de ce nouveau genre en répondant à un questionnaire (cf.
     Annexes 3).


              a) Quelle place donner à l’internaute ?


          Est-il intéressant pour un objet documentaire de s’ouvrir aux contributions
extérieures ? Risque-t-on d’y perdre le sens ? Doit-on permettre à l’utilisateur de
générer du contenu ? Autant de questions que soulève le web documentaire
quand on réfléchit à la place que doit occuper l’internaute dans sa construction
narrative, et qui sèment un certain scepticisme chez les documentaristes. On l’a vu
précédemment, il s’avère risqué à l’heure actuelle de restreindre l’utilisateur à un
rôle passif de consultation, de peur de le perdre : il est devenu impératif de
l’impliquer dans un projet web en lui donnant la main, et la parole. « Avant il y avait
un photographe ou un réalisateur qui travaillait sur un sujet, donc c’est une histoire
qui se faisait à deux et qui redescendait vers un public passif. Aujourd’hui, il y a
toujours un photographe ou un réalisateur, un sujet et un public. Mais ce public a la
main, il est actif, il est même interactif et donc le fait de travailler à trois nous oblige à
nous préoccuper de la position de l’internaute », explique Samuel Bollendorff.45


          Mais alors dans quelle mesure est-il possible de laisser le public participer à
une oeuvre, tout en conservant une structure narrative forte et la signature de son
auteur ? A ce sujet, Seb Coupy a une position très tranchée : « Les glissements de
sens, les liens, le montage, me semble une question trop importante pour que les


44
     Association des cinéastes documentaristes
45
     http://3web documentaireoc.com/fr/2010/04/22/interview-de-samuel-bollendorff/


                                                                                           37
auteurs la laisse au spectateur. Je suis notamment intéressé dans mon travail sur la
façon dont on peu jouer sur la durée. La durée que l’on ne peut zapper. Le doc, et
plus largement le cinéma est pour moi une affaire de durée, de rythme, c’est une
affaire très musicale et je crois que de ce point de vue là, le web doc ce situe
ailleurs ».


        Et pourtant, certains web documentaires parviennent à trouver des
compromis entre la place de l’internaute et le point de vue de l’auteur. Dans les
Portraits du Nouveau Monde, Cécile Cros et Laurence Bagot entendent privilégier la
force des regards de leurs auteurs : la participation du public n’est pas l’angle
d’attaque de ces web documentaires, et, on l’a vu précédemment, la narration des
différents projets est linéaire : l’internaute a une marge de manoeuvre très restreinte.
Selon elles, le documentaire n’a pas grand-chose à gagner à s’ouvrir aux
contributions extérieures ou au contenu généré par l’utilisateur. Les possibilités
d’interaction sont donc minimisées et les commentaires sont relégués en bas de
page. Ce choix peut découler du refus de céder au mirage du « public comme co-
auteur » et d’une certaine frilosité face à un processus difficile à canaliser pour qu’il
serve réellement le sens : la participation des internautes requiert un travail de
modération en arrière-plan, qui peut vite s’avérer chronophage.


        Dans l’ensemble, les cinéastes documentaristes sont partagés sur la question
de la place de l’internaute : si Chantal Quaglio considère que l’internaute est
« spectateur d'abord et donc ouvert à une démonstration et à une réflexion »,
Solveig Dubois considère que sa place doit être « la même que pour les autres
formes en termes de réception, mais il peut être plus engagé en matière de
réflexion, par l’ajout de commentaire, de critiques, par sa manière d’interagir avec
la forme proposée ». Or, comme le justifie Seb Coupy, « laisser le spectateur
construire le réçit implique forcément de le laisser s’inventer son histoire, son temps et
donc de diluer progressivement le point de vue de l’auteur ». Et c’est là ce que
craignent de nombreux documentaristes.




                                                                                       38
b) La remise en question du point de vue de l’auteur


          Dans le milieu du documentaire, on considère communément que le réel
n'est transmissible que s'il passe par la subjectivité d'un auteur qui façonne et invente
son usage du monde. Or, force est de constater que dans les web documentaires
les auteurs ouvrent à la critique les propos qu’ils tiennent et délèguent à l’internaute
le soin de construire le récit. Leur point de vue, inévitablement diffus, ne bénéficie
plus de la même armature rhétorique que dans le documentaire traditionnel.


          “Dans    les   documents    numériques,     la   présence    de   l’auteur   s’avère
problématique ; elle décroît encore à mesure que celle du lecteur est au centre du
dispositif. Dans les hypertextes, par exemple, la pratique des liens non seulement
prive l’auteur de sa relative maîtrise sur le parcours de lecture, mais elle lui retire une
partie de l’armature rhétorique qui lui permettait de conduire son lecteur”, 46
explique Roger Pédauque. En effet, certains projets ressemblent plus à une base
documentaire, au détriment d’une narration pouvant exprimer le point de vue
documenté de l’auteur. En témoigne le commentaire de la journaliste Josefa Lopez
qui travaille actuellement sur un web documentaire sur le travail en prison : « Notre
projet se veut avant tout objectif, nous ne dévoilerons pas notre avis sur le travail en
prison, nous voulons au contraire remettre les choses en place : faire tomber les
préjugés qui existent sur le sujet en apportant le témoignage de différents acteurs,
afin que l’internaute se forge lui-même son opinion. Disons que nous réalisons une
base documentaire sur ce thème, que le visiteur pourra exploiter à sa façon » (cf.
l’interview intégrale en Annexe 2).


          Ainsi, le terme de web documentaire serait-il inapproprié ? Devrait-on parler
plutôt de web reportage ?


              c) Le web documentaire n’est pas du documentaire


          Pour certains documentaristes, la forme reste prisonnière d'une grammaire
ancienne, se contentant des signes extérieurs du documentaire sans s'approprier et
adapter les codes cinématographiques. La démarche de l'auteur, sensé tenir par la


46
     PEDAUQUE Roger, La Redocumentarisation du monde, Cépaduès, 2007




                                                                                           39
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Mémoire Professionnel : "Le web documentaire : une nouvelle forme d\'écriture documentaire ?"

  • 1. Le web documentaire : une nouvelle forme d’écriture documentaire ? Morgane Mollé Sous la direction de Laure Delesalle Master II Pro Conseil Editorial et Gestion des connaissances numérisées 2009/2010
  • 2. REMERCIEMENTS Je tiens à remercier tout particulièrement Laure Delesalle, qui a accepté de m’accompagner dans ce mémoire et dont je tiens à saluer l’investissement : sa présence, ses conseils, ses avis critiques, ainsi que les personnes qu’elle m’a offert l’opportunité de rencontrer tout au long de ce mémoire ont constitué une aide précieuse. Je souhaite également remercier les professionnels qui ont bien voulu répondre à mes questions et me faire partager leurs expériences, leur façon de travailler et leur point de vue.
  • 3. SOMMAIRE INTRODUCTION.............................................................................................................................................................1 I. Du documentaire au web documentaire : enjeux et perspectives ...........................................................3 1. Le cinéma documentaire : une narration historiquement linéaire .................................................3 2. Le web documentaire : un glissement vers une narration délinéarisée ........................................4 3. La nature protéiforme du web documentaire ...................................................................................6 4. Les possibilités narratives qu’offre Internet au web documentaire ................................................8 5. Le web documentaire : une forme adaptée aux usages et aux attentes des internautes .......9 II. Le web documentaire : une ouverture des possibilités narratives ............................................................ 12 1. Une narration plus proche de l’internaute ......................................................................................... 12 2. Les formes de délinéarisation du récit................................................................................................. 15 3. Faire participer l’internaute à la narration.......................................................................................... 25 4. Le graphisme et le multimédia comme supports de narration ...................................................... 27 III. Le web documentaire, accueil et limites : quel avenir ? ............................................................................ 30 1. Explorer un web documentaire : les préalables indispensables..................................................... 30 2. Les failles du web documentaire ......................................................................................................... 32 3. Pourquoi les documentaristes sont-ils réticents à se lancer dans le web documentaire ? ....... 37 4. Des documentaristes freinés par des contraintes d’ordre pratique .............................................. 42 5. Un élan vers les projets de web documentaires................................................................................ 47 6. Le web documentaire a-t-il un avenir ou est-ce une mode passagère ? ................................... 49 CONCLUSION . ........................................................................................................................................................... 53 BIBLIOGRAPHIE et WEBOGRAPHIE ANNEXES  Typologie des web documentaires (Tableau)  URL des web documentaires cités  Captures d’écran de web documentaires  Interview de Josefa Lopez et Aurélien Chartendrault sur leur projet de web documentaire  Questionnaire destiné aux documentaristes sur leur perception du web documentaire
  • 4. Depuis presque deux ans, on assiste à l’avènement d’une nouvelle forme d’écriture : le web documentaire. Encore peu connu du grand public, ce genre hybride inspiré du documentaire traditionnel explore le champ des possibles que lui ouvre Internet en termes de format, de narration et d’interface. Le web documentaire commence à acquérir une certaine visibilité dans les médias et il semble séduire producteurs et diffuseurs : de nouveaux projets voient le jour chaque mois. L’un après l’autre et sans se plier à une grammaire commune, les web documentaires égrènent les idées innovantes et révèlent des interactions inédites. Cette forme d’expression, dont on est aujourd’hui incapable de donner une définition et qui échappe à toute règle, soulève déjà beaucoup de questions et donne lieu à des débats qui mobilisent les réalisateurs de ces projets, mais aussi les internautes et les réalisateurs de documentaires. J’ai découvert les web documentaires tardivement sur le site du monde.fr, avec Le Corps Incarcéré. Cette nouvelle manière de retranscrire le réel m’a tout de suite intriguée : j’ai alors entrepris d’explorer les œuvres similaires que je croisais sur Internet. Ce mémoire m’offre l’opportunité de réfléchir à la possibilité de création de nouvelles formes documentaires sur le web et de me pencher sur une problématique spécifique : celle de la réinvention de la narration dans les web documentaires grâce aux outils spécifiques qu’offre Internet. Les web documentaires sont parfois qualifiés de “web reportages” : j’ai choisi pour ma part de ne pas les traiter comme des objets journalistiques, mais comme des œuvres de création. En ce sens, les perspectives qu’ils ouvrent au métier de photojournaliste ne seront pas abordées. On tentera plutôt d’analyser comment ce genre est capable de repenser la structure narrative propre au documentaire traditionnel en s’aventurant vers une narration délinéarisée et par s’il parvient à impliquer l’internaute dans le récit tout en lui préservant son autonomie en matière de navigation. On verra aussi que cette nouvelle forme d’écriture qui se propage sur le web recèle actuellement des failles qui indisposent les internautes et tiennent à distance les cinéastes documentaristes. Ainsi, au terme de cette étude on essaiera de saisir les possibilités d’évolution de ce genre et ses chances de trouver un public. 1
  • 5. Il n’existe à ce jour aucun ouvrage formel sur le web documentaire, mais ce genre suscite de nombreux débats sur Internet, en particulier dans la blogosphère. Si on en recense plus de 150 dans le monde, il m’a paru indispensable de restreindre ma réflexion à dix web documentaires afin de m’appuyer sur des exemples concrets : Prison Valley, Gaza/Sderot, Thanatorama, Le Challenge, Voyage au bout du charbon, Homo Numericus, Portraits d’un nouveau monde, Afrique, 50 ans d’indépendance, PIB, Le Corps incarcéré. Au cours de ces pages, je fais souvent référence aux interfaces de ces web documentaires : j’ai placé à chaque fois une capture d’écran en annexe afin de permettre au lecteur de les visualiser. De même, pour permettre une meilleure appréhension du sujet, j’ai réalisé une typologie des web documentaires, qui expose les caractéristiques de 21 projets de ce genre (cf. Tableau en annexe). 2
  • 6. I. Du documentaire au web documentaire : enjeux et perspectives “A mon sens ce sont des histoires que nous racontons par le documentaire. Je crois que c’est pareil pour tous les auteurs-réalisateurs : nous racontons une histoire. Nous racontons tous des histoires”, Richard Copans1 Il convient dans un premier temps de tenter de saisir la notion de web documentaire, car il règne de nombreuses confusions autour de ce que certains se résignent à définir comme un « O.W.N.I » (Objet Web Non Identifié). On ne sait même pas encore comment l’orthographier : avec un trait d’union ? en un ou deux mots ? Ni comment le qualifier, tant ses formes sont diverses et échappent à tout cadre et à tout formatage. Le lexique relatif à cette nouvelle forme d’écriture reste flou et varié : récit multimédia, animation flash interactive, documentaire multimédia, visuel interactif etc. Les termes ne manquent pas et fleurissent lors de chaque nouvelle publication d’un web documentaire : ce genre qui évolue pour le moment sans règles se définit progressivement, au gré des expérimentations. Seule certitude : le réel et la scénarisation sont les matières premières du web documentaire, tout droit inspirées du documentaire dit « traditionnel ». Pour savoir ce qui est en jeu avec la narration dans le web documentaire, il faut donc revenir sur les caractéristiques du cinéma documentaire. 1. Le cinéma documentaire : une narration historiquement linéaire On peut définir le documentaire comme un film qui trouve son inspiration dans le réel grâce à un dispositif narratif et à l’adoption d’un point de vue. Pour reprendre les explications du cinéaste documentariste Richard Copans, ce qui est essentiel c’est qu’ « Il doit y avoir une force dans l’idée, une volonté de raconter une histoire, l’affirmation d’être l’unique personne à pouvoir la raconter, la seule à être le passeur de cette réalité, la seule à pouvoir toucher les autres avec cette histoire particulière ».2 La narration, c’est à dire la façon dont on va raconter une histoire, est donc l’un des fondements du documentaire. C’est ce que vient confirmer Pierre Maillot, professeur de Lettres à l’Ecole Louis Lumière : « L'histoire, au cinéma, comme 1 Richard Copans in MAURO Didier Le Documentaire, Cinéma – Télévision – Internet, Dixit, 2010 2 Entretien avec Richard Copans MAURO Didier Le Documentaire, Cinéma – Télévision – Internet, Dixit, 2010 3
  • 7. dans les romans, est la moindre des choses : l'important est dans la façon de raconter, c'est à dire dans le sens qu'on lui donne ».3 Or, le documentaire offre de nombreuses façons de raconter des histoires et une multiplicité de possibles en termes d’écriture. Selon le cinéaste documentariste et sociologue de la culture Didier Mauro, « Le mode narratif peut être conçu de façons distinctes en fonction des choix d’écritures. Toutes les audaces sont permises, puisque le documentaire est un espace de création et d’improvisation permanente. L’important est que les choix soient assumés, comme étant des choix d’écriture ; et qu’ils soient conçus, justifiés, en relation avec la logique interne qui traverse l’œuvre ».4 Historiquement, le récit est fondé sur le schéma classique aristotélicien, qui suppose un début (une exposition), un nœud (le développement), et un dénouement (une conclusion). La narration est donc traditionnellement linéaire, en littérature comme au cinéma, et à fortiori dans le documentaire de création. Elle est constituée de séquences que l’on regarde dans un ordre défini par l’auteur. Figure 1 : Exemple de structure linéaire © Philippe Bootz 5 2. Le web documentaire : un glissement vers une narration délinéarisée Comme pour le documentaire, le web documentaire possède un sujet principal nourri de thèmes secondaires. Il exprime le point de vue documenté d’un ou de plusieurs auteurs sur le monde, à travers un récit doté d’une forme narrative qui lui est propre, et il propose au spectateur une représentation de la réalité qui l’incite à faire travailler son imaginaire. Mais avec le web documentaire, on s’éloigne de la narration linéaire proposée dans les documentaires traditionnels pour se rapprocher d’une 3 MAILLOT Pierre, L'écriture cinématographique, Armand Colin, 1997 4 MAURO Didier Le Documentaire, Cinéma – Télévision – Internet, Dixit, 2010 5 Schémas issus de l’essai en ligne Que sont les hypertextes et les hypermédias de fiction ? http://www.olats.org/livresetudes/basiques/litteraturenumerique/8_basiquesLN.php 4
  • 8. déconstruction narrative, qui donne plus de liberté de choix à l’utilisateur, empruntant aux codes des plateformes de sites web interactives et des jeux vidéo. Internet et les nombreux outils qu’il met à la disposition des réalisateurs est devenu le support d’une nouvelle forme d’écriture. Cela n’implique pas forcément que l’on doive comparer documentaire et web documentaire : on devrait plutôt parler de glissement et de possibilités de dialogue entre les deux, ce qui n’a rien de surprenant si l’on en croit les propos de Pierrette Ominetti, directrice de l’Unité Documentaires d'ARTE France : « Le documentaire est un art qui avance en même temps que la technologie et l’évolution du monde dans sa diversité. La technologie influence les écritures ».6 Il est difficile de retracer l’émergence de cette nouvelle forme de narration sur le web. Les premières tentatives de production de documentaires intégrant différents supports et diffusés sur Internet consistent en des audioramas. Le plus célèbre est sans conteste celui du New York Times : One in 8 million.7 Il s'agit de portraits de New-yorkais à travers leur propre témoignage. On les écoute en même temps que défilent des photos prises par un photojournaliste qui les a suivis durant une journée. Ce modèle s'est rapidement exporté : certains y ont ajouté un peu de vidéo, ont commencé à travailler l’interface graphique, à explorer les outils du web et à réfléchir à la place du spectateur, donnant peu à peu naissance à ce que l’on appelle désormais communément « web documentaire ». Progressivement, l’interactivité a été exploitée par les réalisateurs conscients que, renforcée par le caractère hypertextuel d’Internet, elle permet de fournir plusieurs points d’entrée à l’internaute, une liberté de navigation, et donc des alternatives dans la narration. Le web documentaire offre donc au spectateur des choix dans la lecture des informations : il peut activer des liens, emprunter des parcours informatifs et narratifs personnalisés, opérer des bifurcations selon ses envies. Ainsi, l’internaute navigue au travers de l’interface du web documentaire de façon totalement délinéarisée, en élaborant son propre itinéraire et en décidant de son menu éditorial. Il se construit un cheminement personnel et donc unique, qui lui permet de faire émerger du sens selon ses choix de structuration du documentaire. 6 MAURO Didier Le Documentaire, Cinéma – Télévision – Internet, Dixit, 2010 7 http://www.nytimes.com/packages/html/nyregion/1-in-8-million/ 5
  • 9. Figure 2 : Exemple de graphe hypertextuel © Philippe Bootz8 3. La nature protéiforme du web documentaire Le web documentaire fait son chemin sur la Toile : certains journalistes, photographes et réalisateurs s’en sont emparé, explorant des pistes très variées en matière de narration et de mise en scène. Si bien que proposer une définition exhaustive de ce terme est à l’heure actuelle impossible tant ce néologisme, employé à tout-va pour qualifier chaque nouvelle forme « web native », englobe en son sein plusieurs concepts, plus ou moins flous eux aussi. Ce terme regroupe en effet des « objets » très différents : certaines créations web ressemblent davantage à des diaporamas sonores sophistiqués, tandis que d’autres mettent en place des parcours narratifs élaborés, une délinéarisation totale et font entrer en jeu l’interactivité. De nombreux acteurs du secteur avouent être encore en phase d’expérimentation : il y a des innovations tous les jours et, si des critères déterminants se dégagent, la forme reste ouverte, en plein épanouissement. Les documentaristes rencontrent la même difficulté, inhérente à toute forme en perpétuelle évolution, pour qualifier leur oeuvre. Afin d’avoir un aperçu le plus large possible des réalités que peut regrouper le web documentaire, il m’a paru indispensable de recueillir la définition qu’en donnent leurs auteurs et leurs producteurs. Selon le photographe Guillaume Herbault, qui est en train de réaliser Retour à Tchernobyl, « Le web documentaire, 8 Schémas issus de l’essai en ligne Que sont les hypertextes et les hypermédias de fiction ? http://www.olats.org/livresetudes/basiques/litteraturenumerique/8_basiquesLN.php 6
  • 10. c’est une recherche d’une nouvelle narration dans le documentaire ».9 Thomas Salva, réalisateur de Brèves de trottoirs, confirme qu’il s’agit avant tout de relater une histoire diffusée sur le web : « C’est une histoire racontée avec des médias complémentaires à la photo, il n’est pas question de linéarité, de construction, de rendre l’internaute actif, c’est une histoire racontée sur Internet ».10 A cette définition, Alexandre Brachet, qui a produit Prison Valley avec sa société Upian, ajoute l’exploitation des multiples possibilités offertes par Internet : « Le webdocumentaire, c'est raconter des histoires et faire passer de l'émotion sur un écran d'ordinateur. C'est un travail long, qui demande du recul et un point de vue d'auteur, raconté avec tous les nouveaux outils du web. Il faut savoir faire des sites, raconter une histoire et inventer des process ».11 Son avis est partagé par le réalisateur Benoît Cassegrain, à l’origine du site web-reporter.net : « Un Web documentaire est un documentaire avant tout, mais adapté au web. Le web offre des outils et des capacités différents de la télévision et beaucoup plus larges : on peut intégrer d’autres médias. Le Web documentaire c’est donc plus large qu’un documentaire classique avec toutes les possibilités obtenues grâce au web ». 12 Marie-Claude Dupont, productrice du web documentaire canadien PIB, introduit la place de l’internaute dans sa définition : c’est « un objet audiovisuel où l’on peut pousser à fond l’utilisation de la vidéo, de l’image, de la photo, du son, de l’infographie, des animations, offrant du coup à l’internaute une expérience multiple, immersive, émotive et non linéaire, qu’il pourra maîtriser à son propre rythme et selon le parcours qu’il aura choisi ou non de suivre ».13 Ainsi, on retiendra que le web documentaire est un objet d’un genre nouveau, créé spécifiquement pour le web, qui a vocation à évoquer des faits réels en racontant une ou plusieurs histoires. Il s’agit d’un documentaire interactif dans lequel l’internaute devient potentiellement acteur d’une narration qui n’est plus forcément linéaire. C’est sans doute le plus grand bouleversement que cette nouvelle forme impose au genre du documentaire, puisqu’en explosant le récit et 9 http://linterview.fr/new-reporter/les-webdocumentaires-revolution-ou-effet-de-mode/ 10 http://www.zmala.net/a_l_affiche/le-webdocumentaire-3/5/ 11 http://mediawatch.afp.com/?post/2010/04/22/Webdocumentaire-Prison-Valley-:-un-nouveau- journalisme-est-deja-la 12 http://linterview.fr/new-reporter/les-webdocumentaires-revolution-ou-effet-de-mode/ 13 http://linterview.fr/new-reporter/les-coulisses-de-pib-interview-avec-marie-claude-dupont/ 7
  • 11. en donnant la main à l’internaute, l’interactivité pourrait aboutir à une redéfinition des rôles du spectateur et de l’auteur. 4. Les possibilités narratives qu’offre Internet au web documentaire Internet ne doit pas être considéré uniquement comme un support de diffusion, mais comme un lieu possible de création qui met à disposition des réalisateurs un panel d’outils leur permettant d’explorer de nouvelles formes de narration. La principale ouverture qu’apporte le web est l’interactivité, qui permet à l’internaute d’entrer en communication avec le documentaire : l’interface web réagit à son action. C’est le clic qui est le garant de l’interactivité : il permet au “spect-acteur”, comme le définit Jean-Louis Weissberg, maître de conférence en Sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris-XIII, d’explorer un web documentaire et de prendre des décisions qui orientent sa navigation. Il bénéficie donc d’une liberté de navigation et de personnalisation de son parcours, grâce en grande partie à l’hypermédia (l’extension multimédia de l’hypertexte), c’est à dire tous les nœuds qui permettent de relier le contenu. L’internaute peut rebondir à tout moment dans l’interface, que ce soit pour revenir en arrière, sauter une séquence, accéder à plus d’informations. Internet recèle aussi des possibilités multimédia : sur un même support, sons, vidéos, photos, textes, infographies peuvent se croiser ou se superposer. Autre particularité : le contenu peut être mis en ligne en temps réel, ce qui permet d’actualiser et d’alimenter le site en permanence. De là découle donc l’opportunité de laisser le public participer au web documentaire en lui proposant d’agréger ses propres contenus : une façon d’entamer avec lui une relation autour du projet. Enfin, d’un point de vue plus pragmatique, la diffusion du contenu via les réseaux sociaux et les possibilités de partage entre les internautes constituent un véritable atout pour la visibilité du web documentaire. Ces outils, qui déploient des ouvertures inédites dans la production de web documentaires, suggèrent aussi certains usages du web chez les internautes, et provoquent des attentes de la part du public. C’est dans ce sens que les réalisateurs 8
  • 12. de ce genre de projets adaptent leurs productions en termes de construction narrative : le fait que le spectateur puisse participer constitue un aspect novateur par rapport au documentaire diffusé à la télévision ou au cinéma. 5. Le web documentaire : une forme adaptée aux usages et aux attentes des internautes A l’heure actuelle, la souris d’ordinateur est en train de dévorer la télécommande : il s’agit désormais de rattraper un public fugueur qui s’en va butiner sur le Net. Or, pour attirer les internautes, il est important de s’adresser à eux de la façon dont ils consomment des contenus et d’utiliser les codes du web. Selon Eric Scherer,14 directeur de la stratégie de l'Agence France Presse, on assiste à une évolution importante : le « multitasking » des consommateurs de médias, et en particulier des jeunes. Aujourd’hui, ils sont capables de consommer 20 heures d’équivalent média en 7 heures, via trois ou quatre supports différents : 60 à 70 % des gens consomment plusieurs médias à la fois. Or, Internet permet justement à ces consommateurs d’exploiter tous ces médias à la fois, avec une flexibilité d’accès que l’on ne retrouve sur aucun autre média : on peut très bien écouter de la musique, surfer et regarder un film en même temps, que ce soit sur un ordinateur ou sur un support mobile (Smartphones, tablettes numériques…). En parallèle, sur Internet, une génération « On demand » émerge : les gens veulent avoir le contrôle et avoir accès à l’information, à la culture, aux connaissances, en tout lieu et à tout moment. Le producteur Arnaud Dressen de la société Honkytonk explique : « Ce qui est sûr c’est que les internautes demandent à avoir toutes les clefs et à pouvoir accéder au contenu comme ils le souhaitent, où et quand ils veulent : ils souhaitent avoir la flexibilité d’accès ».15 Ce multitasking induit inévitablement une baisse de l’attention en ligne : Nicolas Marronnier, responsable éditorial du Social Media Club, explique : « Le flux incessant d’information dans lequel nous plongent les médias digitaux explique la généralisation du multitasking et donc une tendance à la baisse de l’attention en 14 Eric Scherer est l’auteur du blog de réflexion sur les médias http://mediawatch.afp.com/ 15 http://linterview.fr/new-reporter/les-webdocumentaires-revolution-ou-effet-de-mode/ 9
  • 13. ligne. L’audience butine, ça et là, un article, un billet ou une vidéo, sans s’attarder durablement sur un contenu précis ».16 Sur Internet, tout est donc plus court, plus rapide, car les gens ont besoin de réagir, de voter, de cliquer. Conséquence : un internaute qui ne clique pas pendant une minute est rapidement considéré comme inactif. Ce constat engendre une contrainte pour les auteurs de web documentaires, celle de la durée : ils doivent veiller à ne pas plonger l’internaute dans un état de passivité trop longtemps, de peur de le perdre. C’est ce qu’analyse le photographe Samuel Bollendorff, auteur de Voyage au bout du charbon : « On s’est rendus compte que le temps de disponibilité de l’internaute est assez restreint, il ne faut pas excéder 15/20 minutes ».17 Et ce qui séduit particulièrement le public, c’est la vidéo. « On voit bien que depuis 5 ans (ce qui correspond à la naissance de Youtube), les internautes consomment et produisent massivement de la vidéo »,18 explique Joël Ronez, responsable du pôle web d’Arte France. Un chiffre évocateur : Youtube compte un milliard de vidéos vues par jour. A noter aussi que la pratique du partage de contenu de pair-à pair s’est généralisée sur Internet. La plupart des interfaces intègrent désormais des fonctionnalités de recommandation sur les réseaux sociaux afin de permettre une large diffusion d’un programme. Internet est un média social, fréquenté par un public qui crée des choses et qui a besoin de participer. Il faut donc savoir donner sa place à l’audience dans un web documentaire et valoriser sa production, que ce soit par la restitution de la popularité ou par la fourniture de contenu (commentaires etc.). Enfin, les « Digital natives » sont déjà habitués à de nouvelles formes de narration : le jeu vidéo a complètement marqué la manière dont on appréhende le récit et dont on raconte des histoires. Il n’est donc pas anodin que l’on retrouve dans les web documentaires la création d’une véritable ambiance et d’une identité visuelle et sonore, avec de fortes possibilités d’interaction : comme dans les interfaces des jeux vidéo. Le ludisme et le didactisme sont les créneaux choisis par de nombreux 16 http://socialmediaclub.fr/2010/04/le-storytelling-digital-formes-emergentes-nouveaux-metiers- business-models/ 17 http://3web documentaireoc.com/fr/2010/04/22/interview-de-samuel-bollendorff/ 18 http://atelier.rfi.fr/profiles/blogs/emission-1161-depart-de?xg_source=msg_mes_network#5 10
  • 14. web documentaires pour aborder la réalité. Michel Reilhac, Directeur du Cinéma d'Arte France, n’hésite pas à amplifier ce phénomène : « Dans tous les domaines la tendance est à une relation facilitée à la compréhension, à une tentative de simplification systématique des complexités du monde tel qu'il va ou ne va pas du tout… Tout est devenu en apparence plus léger, plus "fun", plus "cool", plus ludique. L'ennui est l'ennemi. Ce que les Anglo-saxons appellent le "game play" est devenu une technique narrative impliquante qui favorise l'interaction avec l'histoire, son appropriation par le spectateur/joueur, sa projection dans la trame même du récit. La mécanique ludique employée pour raconter une histoire n'est plus synonyme automatiquement et seulement de légèreté, d'insouciance, de naïveté… Je pense qu'il faut bien plus l'associer à des concepts de fluidité, d'empathie, d'implication narrative, de proximité… ».19 Face à ces différents usages du web, l’enjeu des web documentaires est de réussir à s’adresser au plus de monde possible : de mettre en place une proposition éditoriale qui implique autant les natifs du web que les gens qui ont une pratique plus limitée d’Internet. Joel Ronez relève une difficulté supplémentaire : il s’agit aussi de capter une audience qui se veut en grande partie passive. Il explique : « Si l'on examine le public d'un programme web, 80% des gens sont là pour voir, pour consommer, ils sont passifs et n'ont pas envie de fabriquer leur programme. L'interactivité, dans ce cas, c'est de pouvoir choisir son chemin. Après, vous avez 15 à 19% d'utilisateurs occasionnels, qui veulent un peu plus : laisser un commentaire, voter, signaler le programme à un ami, s'abonner à une newsletter ou à un flux RSS... Enfin, vous avez un petit pourcentage d'utilisateurs engagés. Ils iront de la production et de la fourniture d'éléments, qui seront éventuellement réintégrés dans l'œuvre, à la participation à un jeu grandeur nature ».20 A partir de là, une formidable création est possible. Le web offre des ouvertures en termes d’écriture et de narration que l’on commence à peine à explorer. Comment les web documentaires exploitent-ils ces opportunités pour réinventer une narration historiquement linéaire et redéfinir la place du spectateur ? 19 http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/07/02/quand-les-recits-transmedia-se-preparent-a-re- enchanter-notre-quotidien_1382030_3232.html 20 http://television.telerama.fr/television/arte-lance-arte-webdocs-sa-plate-forme-documentaire-sur- internet,52886.php 11
  • 15. II. Le web documentaire : une ouverture des possibilités narratives « A nos yeux, le web documentaire est avant tout un travail d’auteurs et un mode de diffusion. Une liberté retrouvée, la fusion des métiers et la profusion des styles. Sans carcans, sans Bible, sans codes. C’est une vision neuve d’un vieux métier : raconter des histoires, avec les outils d’aujourd’hui », David Dufresne21 Il y a eu l’invention de l’écriture, puis du cinéma : avec Internet, une nouvelle écriture est à trouver. Le web documentaire semble une opportunité d’exprimer la réalité à travers l’éclosion d’une narration multimédia et interactive, dont les possibilités pourraient être résumées à travers trois notions : visionner, explorer, participer. On les retrouve dans l’interface du web documentaire Montréal en 12 lieux comme autant de choix d’appréhender le sujet (cf. Capture d’écran 1). Comment le web documentaire se sert-il actuellement des outils à sa disposition - l’interactivité, le temps réel et l’hypermédia, pour initier de nouvelles structures narratives ? 1. Une narration plus proche de l’internaute a) Intimité et émotion Selon leurs auteurs et leurs producteurs, dans les web documentaires les histoires peuvent être racontées de façon plus intime. Cette nouvelle écriture privilégie la proximité avec le narrateur comme avec les personnages dont il s’agit de faire le portrait ou de raconter l’histoire. Laurence Bagot, co-directrice avec Cécile Cros de l’agence Narrative qui a co-produit la série de web documentaires Portraits d’un nouveau monde, explique : « Le média Internet est particulier par rapport à la Télévision parce qu’on le regarde souvent seul et on est proche de l’écran (à moins de 70cm). On voulait donc raconter des histoires très intimes : c’est presque l’auteur qui raconte à l’internaute ce qu’il a vu et entendu. Après, l’internaute se fait son 21 David Dufresne est l’un des deux auteurs de Prison Valley, citation extraite du blog accompagnant l’élaboration du web documentaire http://prisonvalley.arte.tv/blog/ 12
  • 16. propre parcours, son histoire, va voir des compléments, mais avant tout on raconte une histoire de quelqu’un à quelqu’un ».22 Dans les Portraits d’un Nouveau Monde, qui décryptent les grands bouleversements du 21e siècle dans le monde à travers six thématiques (La Chine, l’émigration, l’urbanisation, l’économie, l’écologie et vivre ensemble), l’histoire racontée cherche à susciter une réponse émotionnelle forte pour gagner l’adhésion. Les quatre volets de la thématique Chine illustrent clairement cette volonté de mettre la réalité en récit émouvant (cf. Capture d’écran 2). On y parle de destins individuels qui témoignent d’une réalité plus large, et on y privilégie l’incarnation dans des personnages. Le traitement est heureusement sensible et pudique, car sur le fond on pourrait discuter cette volonté systématique de provoquer une émotion superficielle chez l’internaute. Chaque web documentaire des Portraits d’un nouveau monde se construit autour d’un récit linéaire de treize minutes en moyenne, enrichi de prolongements vidéo ou sonores, de cartographies ou de textes. « Ces bonus viennent apporter un éclairage factuel à une narration qu’on veut plutôt émotionnelle », justifie Cécile Cros.23 b) Le temps réel Contrairement au documentaire traditionnel, le web documentaire peut raconter une histoire dans une temporalité éclatée : de nombreux web documentaires n'ont ni début, ni fin, mais font l'objet de mises à jour et d’enrichissements réguliers. C’est une des particularités d’Internet : l’œuvre peut être nourrie, transformée, réinventée en permanence. C’est donc un projet évolutif, qui implique les internautes en créant des rendez-vous avec eux, en les incitant à revenir consulter le projet. Ainsi, l’originalité du projet Canadien PIB, qui tente de mesurer l’impact de la crise économique sur la population, tient au fait que les réalisateurs suivent et diffusent des histoires en temps réel, ou presque (cf. Capture d’écran 3). Ce projet, que la productrice Marie-Claude Dupont définit comme une œuvre « collective, évolutive et interactive », propose de suivre pendant un an la vie de plusieurs personnages, comme un feuilleton, à travers la publication régulière de courtes vidéos et d’essais photographiques, auxquels les internautes peuvent proposer d’agréger leurs propres réalisations. Une narration éclatée et la possibilité 22 http://atelier.rfi.fr/profiles/blogs/emission-1161-depart-de?xg_source=msg_mes_network#5 23 http://atelier.rfi.fr/profiles/blogs/emission-1161-depart-de?xg_source=msg_mes_network#5 13
  • 17. d’alimenter le site en contenu régulièrement permettent de mettre en parallèle des temps et des espaces différents, de confronter des analyses et de mettre en perspective plusieurs histoires individuelles. Marie-Claude Dupont24 précise que : « Ce facteur d’instantanéité favorise les rapprochements avec la communauté des internautes : des Canadiens portent un regard sur des Canadiens et ce regard immédiat sur la problématique de la crise vécue par des individus enrichit l’expérience ». On retrouve ce principe de temps réel dans le web documentaire Gaza/Sderot, La vie malgré tout, qui a diffusé toutes les semaines du 26 octobre au 23 décembre 2008 deux courtes chroniques vidéo de deux minutes, tournées par une équipe palestinienne et une équipe israélienne dans chacune des villes. Ce processus a permis de raconter la vie quotidienne de ces deux villes et de rendre compte de la réalité telle qu’elle est vécue par des hommes, des femmes et des enfants à Gaza et à Sderot: leur vie et leur survie au jour le jour. Le web documentaire permet donc aussi un déploiement de l'espace et une mise en évidence simultanée de divers éléments, porteuse de sens. Ainsi, le web documentaire permet d’exploiter une écriture qui se construit au gré des expérimentations. C’est ce qu’explique Marie-Claude Dupont : « La spécificité de PIB, c’est qu’une fois que nous commençons à filmer un sujet, nous ne connaissons pas l’issue de l’histoire. Les récits principaux sont renouvelés mensuellement, parfois plus vite selon les événements qui se rattachent à chacun. La courbe narrative des histoires s’élabore ainsi au fil des tournages, offrant parfois des revirements inattendus. Rien n’est écrit d’avance, tout se joue au fil du temps, avec comme trame de fond, la crise économique »,25 24 http://linterview.fr/new-reporter/les-coulisses-de-pib-interview-avec-marie-claude-dupont/ 25 http://linterview.fr/new-reporter/les-coulisses-de-pib-interview-avec-marie-claude-dupont/ 14
  • 18. 2. Les formes de délinéarisation du récit a) Un véritable défi On voit bien que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité qui a toujours fonctionné sur des narrations linéaires sur le plan oral, écrit ou du cinéma, qu’avec Internet on a des outils qui vont permettre d’explorer des champs non linéaires. Avec les web documentaires, on nous confronte à un système qui est organisé par l’hypertexte et on nous offre un choix de lecture, avec donc une part d’aléatoire : c’est une logique qu’on a évidemment du mal à modéliser et c’est un défi énorme. « On fait des petits bouts, on essaye de les mélanger entre eux et de faire qu’il y ait la possibilité de passer de l’un à l’autre à travers le maximum de pistes hypertextes possibles. Mais ça reste rudimentaire. Il y a une industrie qui a réussi ça, c’est celle du jeu vidéo : on est complètement dans une forme délinéarisée, on est dans l’espace, le temps, l’action », explique Joël Ronez.26 On peut relever plusieurs grands types de narration actuellement dans le web documentaire, qui s’appuient sur l’interactivité et l’hypermédia, pour proposer un récit plus ou moins délinéarisé. b) Une narration à cheminement imposé Le premier type de narration est celui que l’on pourrait qualifier d’astreint ou de forcé. On parle alors de narration « à cheminement imposé », qui consiste à mener le spectateur dans la démarche d’un reporter ou d’un explorateur. L’idée est de plonger le visiteur dans un univers dans lequel il n’est pas tout puissant, dans lequel il n’y a pas de « retour à la case départ ». C’est un peu le même principe que pour les « livres dont vous êtes le héros » : l’internaute suit le récit proposé par l’auteur et se contente de faire des choix qui orientent au fur et à mesure l’histoire. On peut symboliser ce type de narration par ce schéma : 26 http://www.scam.fr/tabid/363252/articleType/ArticleView/articleId/6988/Doc-on-web.aspx 15
  • 19. Dans Voyage au bout du charbon, l’internaute se retrouve ainsi acteur dès le début du récit grâce à un procédé d’identification instauré par cette adresse directe qui lui est faite : « Vous êtes journaliste indépendant. Vous avez décidé de mener une grande enquête en Chine sur les conditions de travail des ouvriers qui chaque jour recommencent le “miracle chinois”. Vous commencez votre enquête par les mines de charbon réputées les plus dangereuses... Votre voyage au bout du charbon est basé sur des faits réels, seuls les noms ont été changés ». Le fil du documentaire se construit au gré de ses choix : à chaque intersection du récit, l’auteur propose à l’internaute de prendre une décision : « … Vous êtes arrivé à la mine de charbon de Junhuagong, dans la province du Shanxi en Chine, vous pouvez soit la visiter, soit continuer votre chemin. » (cf. Capture d’écran 4). Chacune de ces décisions a un impact sur le parcours qui va être suivi, parcours qui donne l’illusion d’être personnalisé, alors qu’il est établi à l’avance par le réalisateur. Dans la peau d’un journaliste, l’internaute a l’impression de mener l’enquête, ce qui a l’avantage de lui laisser le choix d’avancer vers ce qui l’intéresse vraiment. Ce type de narration permet d'immerger l’internaute dans l'ambiance des mines chinoises et de le responsabiliser : son choix d'actions et de questions a de véritables impacts sur l'évolution du documentaire, il peut même aller jusqu’à se faire emmener par la police pour avoir posé des questions trop dérangeantes. « Dans Voyage au bout du 16
  • 20. charbon, on ne voulait pas donner toutes les clefs à l’internaute, on voulait quand même créer des effets de surprise, une attente, une curiosité pour le contenu et donc du coup on a créé une forme de narration qui donnait seulement une partie des clefs », explique Arnaud Dressen.27 Ce mode de navigation s’appuie sur un scénario riche et réaliste, et permet à l’internaute de choisir son parcours pour éventuellement redéployer l’histoire et de se fabriquer lui-même son univers, ce qui fait vraiment partie de l’immersion : « On lui donne juste assez d’éléments pour savoir quels sont les faits et après il les refabrique avec sa propre expérience, du coup il a beaucoup plus d’éléments pour être touché et pour avoir envie de continuer dans l’histoire », soutient Samuel Bollendorff.28 On retrouve le même procédé dans Le Challenge : l'internaute est invité à mener l'enquête en Equateur sur le procès de la multinationale pétrolière Texaco. L’internaute adopte le rôle d'un journaliste qui recherche des informations et des témoins, et il est chargé de poser des questions au choix aux personnages qu’il rencontre (cf. Capture d’écran 5). Un « Bloc-notes » très fourni en indications historiques, géographiques et politiques, lui permet de se renseigner sur cette affaire afin de préparer au mieux ses entretiens. Il contient des photos et des archives vidéo des années 1960 et 1970, une carte interactive, des chiffres et des dates clefs ainsi que des documents officiels (cf. Capture d’écran 6). Au cours du documentaire, l’internaute est régulièrement incité à consulter ce bloc-notes, car il est indispensable pour suivre l’histoire et mener l’enquête. La mise à disposition d’une véritable base documentaire sur le sujet permet aussi de mettre à niveau chaque spectateur en lui donnant le même bagage de connaissances. Contrairement à Voyage au bout du charbon, dans Le Challenge l’internaute a le choix de se rendre directement aux étapes suivantes en utilisant les entrées directes par lieux et par personnages proposées dans une carte interactive accessible à tout moment (cf. Capture d’écran 6). Le scénario est donc plus fragmenté, même si chaque chapitre pris individuellement reste cohérent par rapport au reste de l’histoire : l’auteur réserve à l’internaute une marge de liberté supplémentaire, ce qui a aussi pour impact de réduire son implication dans le récit puisqu’il peut le quitter à tout moment pour l’explorer autrement. 27 http://linterview.fr/new-reporter/les-webdocumentaires-revolution-ou-effet-de-mode/ 28 http://3web documentaireoc.com/fr/2010/04/22/interview-de-samuel-bollendorff/ 17
  • 21. C’est sûrement dans Thanatorama, sous-titré : « Une aventure dont vous êtes le héros mort », que le procédé d’identification est le plus fort. Lorsqu’on s’apprête à se lancer dans l’aventure, une voix off sur fond de musique angoissante nous explique : « Vous êtes mort ce matin. Est-ce que la suite vous intéresse » ? A travers ce web documentaire, l’internaute suit le parcours de son corps après sa mort, en orientant sa découverte à travers différents choix : l’enterrement, l’incinération etc. Tout au long du récit, le narrateur s’adresse directement à l’internaute pour lui raconter ce qu’il lui arrive, comme lors de l’exhumation : « Pour vous le temps s’est arrêté, mais là-haut à la surface les choses changent […] On s’active autour de votre sépulture. Il y a déjà plus de deux ans que votre tombe est considérée comme abandonnée. » (cf. Capture d’écran 7). L’internaute est happé par l’histoire extrêmement documentée qui lui est proposée et qu’il construit, plongé dans une ambiance de jeu vidéo. En adoptant une forme ludique, la frontière entre réalité et fiction est parfois moins marquée, mais force est de reconnaître que ce documentaire immersif dans le monde funéraire, si peu connu, est d’autant plus enrichissant du fait qu’il implique l’internaute dans son exploration. L’élaboration du scénario est complexe puisqu’elle doit tenir compte des différents parcours que peut emprunter l’internaute en conservant sens et cohérence, est accompagné d’une voix off dont le texte est très bien écrit. Comme dans Le Challenge, une carte accessible à tout moment rappelle à l’internaute à quelle étape du récit il est rendu et lui permet de se rendre à une autre séquence (cf. Capture d’écran 8). Dans ce genre de web documentaire, l’essentiel du travail de l’auteur consiste à déterminer les itinéraires de découverte qui peuvent être proposés à l’internaute et, pour chaque étape, le meilleur moyen de transmettre l’information. L’auteur réfléchit en termes d’ « expérience utilisateur » et pense la structure non linéaire du récit en amont afin de proposer à chacun un parcours de lecture individualisé. Dans d’autres web documentaires, la forme de récit choisie n’implique pas une telle projection de l’internaute dans l’histoire. c) Une narration à cheminement libre ou en étoile Dans ce second type de narration à « cheminement libre » ou « en étoile », l’internaute est omnipotent. « Pour le meilleur comme pour le pire, c'est à lui qu'incombe la charge d'élaborer et d'organiser sa vision/lecture du reportage. Ce 18
  • 22. sont ses choix qui donnent le tempo à la narration. Il peut ainsi s'intéresser à un chapitre ou à un thème précis, il peut se concentrer sur un élément particulier du web docu ou passer plus rapidement sur une partie qu'il jugera moins intéressante », expliquent les blogueurs Camille et Guillaume.29 Nous sommes ici très proche du concept de site web interactif et multimédia, ou des vieux CD-Rom ludo-éducatifs. L’internaute est tout puissant, il a le pouvoir d’aller partout, à tout moment. Tout lui est dû : les menus interactifs ont été crées pour être à son service et s’adapter à ses désirs. Les propriétés narratives de ces projets sont inédites : l’internaute peut au gré de ses envies enchaîner les séquences qui sont liées à un personnage, à un lieu ou d’autres éléments informatifs, qui lui permettent de former un documentaire unique suivant ses envies. L’hypertexte prend ici tout son sens puisqu’il propose une navigation démultipliée, confiée à l’internaute. Tout ce qui est cliquable vient renforcer l’histoire, ce sont des excroissances du récit : de nouveaux personnages, des compléments documentaires, des chiffres ou des invitations à participer. Ainsi, on accède à la possibilité d’un voyage vraiment délinéarisé dans le documentaire : un mode de narration qui n’a jamais pu être mis en oeuvre auparavant faute de dispositif technique. Gaza-Sderot ou Havana-Miami en sont des exemples remarquables. Il s’agit d’une agrégation de contenus multimédia, liés entre eux formellement, mais sans récit imposé. L’internaute est amené à picorer de-ci de-là des bribes de témoignages et une multitude de points de vue, sans aucune synthèse ou mise en perspective. Certains de ces web documentaires se présentent alors parfois comme une énorme base documentaire sur un sujet, quitte à négliger la teneur narrative et à déléguer à l’internaute le soin de reconstruire lui- même un récit dans sa tête, et de faire émerger du sens de cette masse de contenu dont il dispose. L’originalité de l’exploitation de ce genre narratif dans Gaza/Sderot vient de ses possibilités de navigation : ce web documentaire est construit sur de courtes proposition vidéos qui ne sont pas uniquement agencées entre elles par le truchement de l’interface, mais articulées selon différents schémas de navigation temporels, thématiques, ou par personnage. C’est une histoire dans laquelle on peut pénétrer à travers plusieurs points d’entrée : par une chronologie grâce à une timeline qui divise l'écran, par les sept personnages, par les lieux à travers une carte 29 http://www.mediapart.fr/club/blog/camilleguillaume/190310/webdocs-en-stock 19
  • 23. interactive ou par les thèmes spécifiques à chaque ville auxquels sont liées des vidéos (cf. Captures d’écran 9). Dans le web documentaire Afrique, 50 ans d’indépendance, on peut dès la page d'accueil choisir un pays, un personnage ou bien entrer par une carte de l’Afrique. Quel que soit le procédé choisi, on accède à une vidéo où un personnage se présente comme notre guide de la ville africaine où il réside : on a alors le choix de ce que l’on veut visiter. Une timeline dans l’interface nous permet de nous rendre à l'étape de notre choix, de s'arrêter sur certaines séquences, de consulter les informations complémentaires disponibles. L’internaute navigue entre les différents personnages et parcourt les pays d’Afrique en récoltant ce qui l’intéresse (cf. Capture d’écran 10). Ainsi, dans ces web documentaires, la narration est minimale et l’interactivité déterminante : l’internaute, sollicité en permanence, dispose de divers éléments multimédia qu’il organise à sa façon, grâce à la liberté de navigation offerte par l’interface. Une autre catégorie de web documentaires a souhaité laisser cette marge de manoeuvre à l’internaute, tout en lui donnant le choix d’être passif et de s’en remettre au récit proposé par le réalisateur. d) Un récit principal linéaire mais ouvert à l’interaction Dans ce troisième type de narration, l’auteur soumet à l’internaute un récit linéaire et construit, conservant un point de vue d’auteur affirmé, tout en ménageant une certaine liberté au spectateur. L’internaute peut choisir de rester passif et de laisser défiler le documentaire, mais il peut aussi intervenir dans la narration en faisant des haltes, en se rendant directement à une autre séquence, ou en consultant des informations complémentaires. Si la délinéarisation du contenu est largement appliquée dans les web documentaires, on constate que dans certains le récit principal reste cadré par une trame linéaire. C’est le cas des différents projets qui constituent les Portraits d’un Nouveau monde. Dans ces web documentaires, on incite l’internaute à regarder une histoire de façon linéaire, ce qui lui permet d’être porté –transporté, par le récit 20
  • 24. et de laisser s'installer l'émotion, qui est facilement brisée dans les structures non linéaires. Par exemple, le web documentaire Un somalien à Paris propose un récit principal d’une quinzaine de minutes qui est linéaire, même si l'internaute conserve une marge d’action. En effet, il peut sauter les chapitres visibles sur l’interface ou stopper l’histoire afin d’approfondir un thème lorsque la possibilité lui est donnée d’accéder à un bonus (cf. Capture d’écran 11). Mais dans tous les cas, il ne perd jamais le fil de la narration : les bonus s’ouvrent en pop-up (au-dessus de la fenêtre principale), ce qui lui permet de reprendre facilement le cours du récit (cf. capture d’écran 12). Après avoir visionné l’œuvre, le spectateur est invité à consulter des liens annexes mis à disposition en bas de page, ou à lire un texte de présentation du web documentaire écrit par le réalisateur lui-même, qui justifie ses choix et exprime son point de vue. C’est l’occasion pour l’internaute d’approfondir sa réflexion sur le sujet traité (cf. Capture d’écran 13). Dans les web documentaires des Portraits d’un Nouveau monde, le visionnage d’un récit linéaire où transparaît un fort point de vue d’auteur semble être la condition imposée à l’internaute s’il veut par la suite s’émanciper et picorer des informations lui-même. Les projets de cette série font le choix d’une narration plus classique, d’une faible interactivité et d’une participation de l’internaute limitée (les commentaires sont positionnés très bas dans la page et peu utilisés). Le Corps Incarcéré adopte le même fonctionnement. L’internaute est invité à suivre un reportage photo d’une dizaine de minutes, qui traite sous tous ses aspects le thème du corps en prison, à travers le témoignage de quatre personnages. Le récit, linéaire, est agrémenté d’une timeline où sont détaillés les thèmes abordés au fil du reportage : l’internaute peut donc parcourir le récit en navigant entre les différents chapitres. Autour de ce récit principal gravitent des compléments d'information : l’interview vidéo de trois spécialistes et de courts textes de présentation des personnages qui permettent à l’internaute de bénéficier d’un traitement approfondi du sujet (cf. Capture d’écran 14). Si les web documentaires qui ont adopté une délinéarisation totale de la narration s’accommodent très bien de l’hypertexte, véritable révolution en matière d’organisation des contenus, cet outil pose néanmoins des problèmes à ce genre de projets qui imposent un récit principal linéaire. En effet, l’hypertexte, qui constitue 21
  • 25. une coupure et une possibilité de rebond dans la narration, entre en contradiction avec le format linéaire qu’est la vidéo ou le diaporama sonore puisque ce sont des images qui se succèdent et que l’on regarde dans l’ordre. Certains web documentaires comme les Portraits d’un nouveau monde tentent d’y apporter une solution en proposant de stopper momentanément le récit afin de consulter des bonus, puis de reprendre le cours de l’histoire là où on l’avait laissé. D’autres comme Le Corps Incarcéré choisissent de séparer les deux et mettent les compléments d’information à part pour conserver toute la force du récit linéaire. A l’heure actuelle, seul le web documentaire Prison Valley semble avoir réussi à déployer un scénario suffisamment habile pour mêler étroitement linéarité du récit et hypermédia. e) Prison Valley : un dosage habile de ces différents procédés narratifs Prison Valley, « road movie participatif » sur l’univers carcéral américain, est un projet hybride qui tire parti avec justesse des outils Internet et qui parvient à contourner les écueils qu’imposent les différents types de narration étudiés précédemment. Toute la subtilité de ce web documentaire réside dans le fait qu’il existe deux façons de l’aborder. Alexandre Brachet explique : « L’interactivité doit toujours être au service de l’histoire. L’internaute se construit un récit personnel. Nous on essaye de construire des parcours utilisateurs riches. Dans Prison Valley, il y a le choix pour les internautes qui ne voudraient pas s’impliquer de regarder ce documentaire comme on pourrait le regarder à la télé ou au cinéma. On a toujours combattu une construction en arbre, qui est contraire au récit et à la posture d’auteur et de réalisateur, je parlerais plus avec une image d’élasticité : si tu t’écartes du récit il faut toujours que tu puisses revenir dans le chemin que les réalisateurs ont décidé de construire ».30 Ainsi, l’internaute peut choisir de regarder un documentaire de 59’ de façon linéaire, sans arrêt, qui se présente comme un reportage vidéo avec un récit à la première personne, un « nous » qui articule fort à propos subjectivité des auteurs et 30 http://atelier.rfi.fr/profiles/blogs/emission-1161-depart-de?xg_source=msg_mes_network#5 22
  • 26. subjectivité du spectateur (cf. Capture d’écran 15). Il peut aussi se lancer dans une version omnibus, combinatoire, construite en rhizome ou en arête de poisson. Cette deuxième façon de parcourir le web documentaire propose donc une narration très construite puisqu’elle met en scène un propos (un début et une fin, un fil conducteur, des temps forts), une progression (un principe de navigation orienté dans une direction) et une ouverture (un épilogue, une synthèse des informations, des débats, des équivalences dans le contexte français…) mais avec la possibilité de faire des digressions (une arborescence, des péripéties pour creuser certains aspects du sujet traité). Tout est organisé autour d’un véritable dispositif interactif : les possibilités de navigation offertes au visiteur sont multiples, facilitent une narration modulable et tous les contenus sont présentés sous forme hypertextuelle. On peut symboliser cette version par ce schéma : Si l’internaute choisit de parcourir lui-même le web documentaire, alors il est invité à s’inscrire et à prendre une chambre au Riviera Motel, qui est le point de départ de son exploration et fait aussi office de QG accessible à tout moment. En effet, c’est depuis cette chambre, dans laquelle il peut agir sur tous les éléments, que le visiteur peut tout entreprendre : lancer le documentaire linéaire, consulter divers documents recueillis pendant son enquête (vidéos, photos, cartes), retrouver des informations sur les personnages rencontrés, regarder la télévision, se rendre sur le forum, regarder par la fenêtre (web cam sur rue), envoyer des messages aux principaux protagonistes ou retourner à la carte interactive pour reprendre le fil du 23
  • 27. récit (cf. Captures d’écran 16). Le Motel n’a pas été choisi par hasard : c’est ici que le week-end, les familles qui rendent visite aux détenus viennent se loger. Alain Joannes, créateur de la Web Radio d’Arte, explique : « On a une structure narrative modulaire dans Prison Valley : l’internaute qui ouvre un compte pour vivre par procuration ce véritable road movie documentaire a toujours le choix de suivre, ou non, le cheminement des deux journalistes. Il peut, exactement comme quand on erre en voiture dans les immensités américaines, revenir au motel pour consulter, approfondir, dialoguer, changer de direction. La métaphore visuelle du motel est non seulement très pertinente; elle est aussi extrêmement confortable pour une navigation attentive à l’intérieur du reportage ».31 En effet, à chaque nœud du récit, l’internaute a le choix de revenir au motel afin d’approfondir la séquence qu’il vient de regarder, ou de poursuivre son exploration. Mais même s’il choisit de parcourir le documentaire à sa façon, il doit suivre la structure narrative préconisée par les deux auteurs : il ne peut accéder à une séquence sans avoir visionné les chapitres précédents (cf. Capture d’écran 17). Ainsi, on trouve dans Prison Valley une intelligence du web ET du documentaire. La dimension documentaire existe en soi et pourrait se passer du web, si ce n’est qu’elle ne le fait pas et que l’interactivité est justement dosée pour susciter l’immersion dans le récit. L’internaute peut choisir sa manière d’assimiler un contenu riche, dense et complexe comme il le veut et quand il le veut : en s’inscrivant, il se crée un compte qui lui permet de reprendre son exploration là où il l’avait laissée, et de revenir approfondir sa découverte du sujet en s’appuyant sur les documents qu’il a récolté au fil du documentaire. Ces compléments d’information permettent d’ajouter de l’épaisseur au récit et de la profondeur au sujet traité. Mais l’interactivité, particulièrement dans Prison Valley, ne se résume pas à une question de navigation : c’est aussi pouvoir participer à un web documentaire (laisser des commentaires, tchatter etc.). 31 http://hypermedia.vox.com/library/post/prison-valley-analyse-dun-chef-doeuvre.html 24
  • 28. 3. Faire participer l’internaute à la narration En effet, un web documentaire est aussi interactif au sens où il tire profit d’autres points de vue, en l’occurrence ceux des internautes qui peuvent enrichir, nuancer ou contester la réalisation avec leurs propres témoignages, ajoutant au besoin des images et des sons. « Autour d’un contenu de base, d’une histoire préexistante, des briques participatives sont ainsi amenées à enrichir l’univers narratif, et de nouveaux éléments (commentaires, témoignages, photos…) viennent se greffer à la création originale de l’auteur », explique Nicolas Marronnier.32 a) Donner la parole à l’internaute : des projets communautaires et participatifs La plupart des web documentaires proposent les fonctionnalités participatives et communautaires basiques : commenter, partager sur les réseaux sociaux, envoyer par mail etc. (cf. Capture d’écran 18). Tout est fait pour donner une place à l’internaute et pour le fidéliser, comme dans PIB où il peut choisir de suivre les récits qui l’intéressent en s’abonnant à un flux RSS spécifique (cf. Capture d’écran 19). Dans Prison Valley, ces aspects sont beaucoup plus développés puisque l’internaute dispose d’un compte et d’un pseudonyme. Ainsi, les internautes peuvent discuter entre eux : il y a des pauses dans le récit où l’on invite l’internaute à plonger dans des zones interactives qui vont lui permettre de débattre avec l’audience connectée au même moment. Ils peuvent aussi échanger leurs idées sur des forums thématiques proposés par les auteurs. Comme il est indiqué sur la page d’accueil des forums : « Ici, on discute des prisons, on partage les savoirs, et on débat entre internautes du monde entier ». L’audience peut même discuter directement avec les personnages du web documentaire. Enfin, des tchats « en live » avec des personnalités du milieu carcéral sont fréquemment organisés : ils permettent à l’internaute de prolonger sa réflexion après avoir visionné le documentaire et d’obtenir des réponses à des questions restées en suspend (cf. Captures d’écran 20). 32 http://socialmediaclub.fr/2010/04/le-storytelling-digital-formes-emergentes-nouveaux-metiers- business-models/ 25
  • 29. b) Inciter l’internaute à devenir co-auteur : un appel à contribution Au-delà de ces options participatives, à plusieurs reprises Prison Valley propose même au spectateur de contribuer au contenu du web documentaire. Par exemple, à l’issue d’un portfolio relatant la cérémonie annuelle des surveillants morts, il est invité à livrer son avis sur ce qu’il ressent et peut consulter les réponses des autres spectateurs. Un peu plus loin, il a aussi la possibilité de s’enregistrer en vidéo pour répondre à une question posée à tous les personnages : « Qu’est-ce que la peur ? » (cf. Capture d’écran 21). Certains projets suivent la tendance amorcée par Prison Valley et croient au potentiel créatif de l’internaute et à sa capacité d’enrichir une œuvre en faisant appel à sa contribution. « De plus en plus, on se rend compte qu’on a une participation de l’audience créative et qu’on pourrait réutiliser », explique le rédacteur en chef du site web du Monde, Boris Razon.33 Ainsi, dans Havana/Miami, l’internaute est invité à compléter lui-même le contenu éditorial par du texte, des images fixes ou animées. « Nous attendons des témoignages, bien sûr, mais aussi la création d’un vrai débat public, à la fois sur notre site et ailleurs sur Internet », 34 souligne son producteur, Serge Gordey. Outre-Atlantique, cette démarche a été véritablement exploitée dans le projet canadien de l’ONF, PIB. Les internautes sont invités à envoyer leurs propres témoignages sur la crise économique, sous forme de photos ou de vidéos, lesquels sont ensuite sélectionnés et diffusés sur le site (cf. Capture d’écran 22). « L’idée était de documenter la crise économique grâce aux nouvelles technologies et de permettre aux Canadiens de participer. Une communauté s’est créée autour des personnages. Nous voulions aussi que les internautes s’impliquent avec la possibilité de mettre en ligne leurs vidéos ou photos »,35 explique Hélène Choquette, la documentariste à l’origine du projet. 33 http://www.scam.fr/tabid/363252/articleType/ArticleView/articleId/6988/Doc-on-web.aspx 34 http://www.letemps.ch/Facet/print/Uuid/5321e0f0-1ffa-11df-b561- f36c76562c2e/La_nouvelle_%C3%A9criture_documentaire 35 http://www.la-croix.com/Visages-de-la-crise-canadienne/article/2436750/25041 26
  • 30. Outre l’aspect participatif, un autre facteur, plus formel, entre en jeu dans la construction narrative des web documentaires : les choix en matière de graphisme et de multimédia. 4. Le graphisme et le multimédia comme supports de narration a) Le multimédia : des choix pertinents pour la narration Dans les web documentaires, une histoire est racontée avec l’ensemble des typologies de médias qu’offre Internet. Non seulement il s’agit d’agencer les éléments du réel au travers du tournage vidéo, mais aussi de créer du sens à partir d’autres éléments tels que les photos, le texte, la cartographie, ou tout simplement grâce à l’ergonomie de l’interface proposée à l’utilisateur. La dimension artistique (qualité de la narration, du traitement, du montage, du mixage) est évidemment pour beaucoup dans l’appréciation du visiteur et dans sa réception du programme. Par exemple, la bande-son est primordiale, elle permet de contextualiser, de baigner le spectateur dans une ambiance ; elle permet également de donner de la profondeur aux images : c’est le cas dans Thanatorama. De même, les bruitages contribuent au sens du récit et permettent de plonger l’internaute dans l’histoire, comme dans Le Corps Incarcéré ou dans Prison Valley. Quant à l’utilisation de l’écrit, non pas pour expliquer mais plutôt pour interagir avec les images et les sons, c’est une voie prometteuse, explorée dans Homo Numericus. La variété des formes narratives des web documentaires de la série Portraits d’un nouveau monde reflète l’amplitude de la palette multimédia qui s’offre à ce genre. Les uns optent pour la galerie de portraits comme Chanteloup, ma France, les autres pour une interface qui traduit sur l’écran la cohabitation géographique et culturelle de deux communautés : La double vie de Bradford. Au Pied du mur s’organise comme un ensemble triangulaire que l’on peut faire pivoter physiquement, pour accéder à ses trois volets (« traverser à tout prix », « face à la clandestinité », « au- delà du rêve américain »), dotés chacun d’une couleur particulière. Le plus linéaire reste le documentaire de Patrick Zachman, Un Somalien à Paris, récit sobre et fluide qui mêle photos et vidéos. 27
  • 31. Dans Prison Valley, le récit alterne séquences animées et clichés, soutenus par une voix off, ou des bruits d’ambiance caractéristiques. Tous les moyens d’expression numérique – texte, sons, images fixes et animées, liens – sont utilisés de manière non seulement pertinente mais parfois très subtile. Les vidéos se fondent sans hiatus visuel dans les diaporamas photographiques. Le texte est réduit à sa meilleure utilisation, concentrée : chaque mot typographié semble avoir été pesé pour produire le meilleur impact. Quant aux graphismes de données, ils sont eux aussi dispersés avec une finesse qui décuple leur intérêt. Ainsi, la structure narrative dans le web documentaire est influencée par la gestion du multimédia : une utilisation habile de plusieurs médias peut non seulement contribuer à plonger l’internaute dans le récit mais aussi être créatrice de sens. b) Le graphisme comme narration Certains web documentaires travaillent énormément l’identité visuelle de l’interface dans laquelle évolue l’internaute. Le graphisme peut alors devenir un support à la narration, porteur de sens. C’est le cas d’Homo Numericus, dont l’environnement graphique est remarquable. « On a vraiment essayé de déployer une narration graphique : on a des éléments de narration visuelle qui viennent enrichir le temps de l’image fixe », explique Samuel Bollendorff.36 En effet, le récit est élaboré autour de photographies en plan fixe avec des témoignages audio, ce qui, contrairement à une succession de vidéos, permet à l’internaute de laisser libre cours à sa pensée. Ces temps de réflexion sont d’autant plus stimulés par un travail plastique d’une grande virtuosité où le fond et la forme se rejoignent. Alors que nous sommes toujours en arrêt sur image, le second plan est animé par un déroulement incessant d’écrans figurant l’activité numérique de la personne interrogée, représentant ce monde numérique en construction perpétuelle dans lequel l’individu choisit de se connecter ou de se déconnecter (cf. Capture d’écran 23). La mise en abyme de l’écran dans l’écran offre ainsi différents niveaux de lecture : ce déploiement dans l’espace constitue certainement un des grands apports du web documentaire. 36 http://3web documentaireoc.com/fr/2010/04/22/interview-de-samuel-bollendorff/ 28
  • 32. L’agence Upian excelle aussi dans ses interfaces puisque chacune d'entre elles épouse une histoire : ce n'est jamais du design pour l'amour du design, mais pour transmettre des messages parfois très forts. C’est le cas de cette ligne verticale qui partage l'écran de Gaza/Sderot pour opposer deux réalités : elle sépare des vidéos qu'on ne peut visionner simultanément, parce que, décrypte Caspar Sonnen,37 « on ne peut pas comprendre les deux camps en même temps ». On a donc en permanence des vidéos des deux villes sous les yeux qui s'enclenchent au survol de la souris : ce choix graphique, porteur de sens, réussit le pari de mettre en parallèle deux réalités (cf. Capture d’écran 24). Enfin, dans les web documentaires de Brèves de trottoir, qui proposent une succession de portraits de parisiens “typiques” de chaque arrondissement, le graphisme est très travaillé. Une fois encore, il est porteur de sens puisqu’il propose un environnement personnalisé pour chaque personnage, afin d’évoquer en un clin d’oeil son univers (cf. Capture d’écran 25). Avec un grand sens du détail, une ambiance est recréée à chaque fois à travers une interface simple et intuitive. Ainsi, la variété d’usage des outils du web au service d’une palette de structures narratives, montre assez clairement l’amplitude des possibles du genre qu’est le web documentaire. Entre ces différents types de narration, il se dessine un grand nombre d’ouvertures tant du point de vue de l’interactivité que de l’écriture, que les réalisateurs tentent d’explorer. Et pourtant, force est de constater que le web documentaire et les nouveaux codes qu’il initie soulèvent des questions, voire des réticences, chez les internautes et les documentaristes. 37 Pilote du Doc Lab et spécialiste des nouvelles écritures interactives au Festival international du documentaire d'Amsterdam (IFDA) 29
  • 33. III. Le web documentaire, accueil et limites : quel avenir ? Si à l’heure actuelle les web documentaires sont encore à la recherche d’une définition, ils soulèvent déjà beaucoup de débats, principalement sur la place donnée à l’internaute dans l’élaboration de la narration, sur la redéfinition du point de vue de l’auteur, mais aussi sur les dérives auxquelles les outils Internet exposent le récit : en particulier l’interactivité. Loin de faire l’unanimité, cette nouvelle façon de raconter la réalité séduit, intrigue, déçoit ou choque le public et les professionnels de l’audiovisuel. Et pourtant, les principaux concernés, les documentaristes, tardent à se lancer dans de tels projets. Il m’a paru important dans cette dernière partie de décrypter les défaillances auxquelles s’expose ce nouveau genre et d’analyser la façon dont il est reçu, afin d’évaluer dans quelles directions il pourrait se développer. 1. Explorer un web documentaire : les préalables indispensables a) Un bon matériel est nécessaire La consultation des web documentaires nécessite une bonne connexion Internet et un bon matériel informatique. Les problèmes de chargement avec une connexion wifi, les séquences vidéos coupées régulièrement, l’interface « loading » qui n’en finit pas de charger pour finalement aboutir sur une page d’erreur sont monnaie courante pour les projets web qui pèsent lourd, comme Homo numericus et Thanatorama. Les temps de chargement sont si longs sur les web documentaires du journal argentin Clarin tels que Narcoguerra, En la tierra de Diego, que l’internaute qui, rappelons le, ne supporte pas d’attendre, a vite fait de fermer la fenêtre de son navigateur et d’allumer la télé. Certains web documentaires ont résolu ce problème en proposant des versions en bas débit, comme Prison Valley ou Afrique, 50 ans d’indépendance. D’un point de vue technique, l’internaute peut aussi pâtir des problèmes de compatibilité : certains web documentaires s’affichent mal sous Mac (c’est le cas de Afrique, 50 ans d’indépendance) ou sur certains navigateurs. 30
  • 34. b) Il requiert une certaine familiarité avec le web Le web documentaire, quoi qu’on en dise, requiert une certaine familiarité avec l’usage d’un ordinateur et a fortiori du web, ce qui a pour conséquence de restreindre la cible de ce nouveau format. L’ordinateur n’est effectivement pas, en matière de documentaire et pour un large public, un lieu naturel et légitime (qualité médiocre, confort tout relatif…). Aurélie Hamelin raconte en plaisantant qu’elle se voit fréquemment répondre lorsqu’elle évoque les projets qu’elle mène : « ça à l’air très intéressant mais je ne peux pas plutôt le voir à la télé ? ». L’intérêt du web documentaire, la confrontation à cette nouvelle forme de narration, est loin d’être une évidence pour le public. Pour Aurélie Hamelin, l’enjeu principal aujourd’hui est d’installer le web documentaire comme un genre à part entière et de toucher un public aussi large que possible. Un impératif qui explique la priorité donnée dans le premier volet des Portraits du nouveau monde à la simplicité d’accès. Si le web documentaire doit dépasser une audience limitée aux convaincus et aux technophiles, il lui faut en effet privilégier une facilité d’accès à travers un projet explicitement présenté, une interface qui donne toute sa place au contenu, qui canalise les interactions pour mieux focaliser l’attention et qui limite le « bruit » que pourrait engendrer la multiplication de fonctionnalités interactives. Certains web documentaires (cf. Captures d’écran 26) ont solutionné ce problème en imposant dès l’ouverture une courte introduction vidéo (Prison Valley), audio (Thanatorama) ou textuelle (Voyage au bout du charbon), qui présente le sujet ou explique comment et pourquoi utiliser les différents outils (Afrique, 50 ans d’indépendance). On retombe sur une règle d’ergonomie web : une interface destinée à un large public doit se prêter aussi bien aux usages d’experts que de néophytes. En particulier pour ce nouveau genre qui mêle dans sa narration images (fixes ou animées), son et texte : ce mélange ne va pas de soi et l'utilisateur peut vite se sentir dérouté. 31
  • 35. 2. Les failles du web documentaire a) Exploitation des outils du web vs. qualité du contenu Un des risques majeurs de ces web documentaires à l’esthétique très travaillée, du graphisme, en passant par la navigation et les impératifs ergonomiques, est que la forme peut pervertir le fond, et la réalité être travestie au profit de l’effet produit. Les impératifs de mise en scène, l’interface graphique, l’identité visuelle et sonore de l’interface et les jeux d’interactivité peuvent rapidement prendre le dessus sur le sens du web documentaire, séduire l’internaute mais cacher un objet creux ou dont le sens reste insaisissable. Puis, comme on l’évoquait plus haut, à trop emprunter les codes du jeu vidéo, la frontière entre fiction et réalité s’estompe rapidement, au détriment de la qualité et parfois de la véracité du contenu. Les auteurs de Voyage au bout du charbon ont reconnu avoir pris quelques libertés dans le scénario pour atteindre une telle richesse de contenu et mettre en place ce système de construction narrative par les internautes : « Il y a des choses qu’on a été obligé de réécrire et c’est pour ça qu’il y a un avertissement au départ. Rien n'est faux dans ce documentaire, mais il fallait scénariser les choses afin de fabriquer un parcours pour l'internaute. La réalité en constitue la plus grande partie ».38 Le web documentaire est l’affirmation du point de vue d’un auteur. Ce dernier peut se tromper dans ses choix, dans ses partis pris, mais il n’a pas le droit de pervertir ce qu’il capte de la réalité. « Le web documentaire, est une affaire éminemment morale. Tout est possible en réalisation, tous les tons sont acceptables, c’est affaire de style. Mais rappelons qu’on ne badine pas avec la réalité ni avec les témoignages des personnes. C’est en appliquant ces préceptes que l’auteur assoira sa respectabilité, et que le web documentaire pourra être pris comme une référence », explique le blogueur Olivier Crou.39 38 http://3web documentaireoc.com/fr/2010/04/22/interview-de-samuel-bollendorff/ 39 http://linterview.fr/new-reporter/de-lecriture-de-la-conception-et-de-la-realisation-dun- webdocumentaire-part-1/ 32
  • 36. Ainsi, pour être crédible, le web documentaire doit s’appuyer sur une éthique documentaire solide. L’exploration des possibles en matière d’écriture via l’exploitation des outils du web ne peut pas être un prétexte pour travestir la réalité au profit d’une plus grande interactivité ou pour noyer le contenu documentaire dans des interfaces web visuellement très élaborées. C’est en ce sens qu’Aurélie Hamelin justifie le positionnement des Portraits d’un nouveau monde : « On a fait le choix d’une interactivité au service du contenu et pas l’inverse ».40 La qualité du contenu peut aussi se détériorer selon l’usage qui est fait de l’hypertexte. Les auteurs peuvent être tentés de mettre énormément d’informations à la disposition de l’internaute, sans cohérence narrative et sans pertinence avec le sujet traité. Bruno Masi explique : « Le web documentaire demande d’être doublement plus vigilant : on peut avoir la sensation de ne plus avoir de contrainte de place et d’espace, ça demande donc d’être doublement plus vigilant sur ce qu’on met à disposition de l’internaute puisque sinon on serait tenté de tout mettre, et si on met tout on se demande un peu ce que vaut notre travail ».41 L’auteur, s’il ne propose pas un récit linéaire, peut tout de même servir un minimum de guide à l’internaute afin que ce dernier puisse s’orienter dans le web documentaire et en extraire des informations exploitables. Mais cela signifie alors restreindre sa liberté de navigation. Or, avec ce dilemne, on touche à quelque chose qui est consubstantiel à l’idée même de web documentaire et qui naît du télescopage de deux impératifs contradictoires : ceux dictés par le support, Internet, et ceux dictés par le genre du documentaire. b) Progression du récit vs. liberté du visiteur En effet, l’une des règles cardinales de l’ergonomie des interfaces web est que l’internaute doit rester maître de sa navigation et pouvoir toujours contrôler le système. La narration quant à elle repose sur l’idée que le spectateur n’a pas le contrôle mais au contraire se voit proposer un enchaînement qui suit une progression pensée par l’auteur. Prison Valley est selon moi le seul web documentaire qui à 40 http://www.scam.fr/tabid/363252/articleType/ArticleView/articleId/6988/Doc-on-web.aspx 41 http://linterview.fr/new-reporter/les-webdocumentaires-revolution-ou-effet-de-mode/ 33
  • 37. l’heure actuelle s’efforce de concilier avec intelligence ces deux impératifs. Les auteurs proposent un récit fermé puisque le visiteur doit suivre la progression du récit et ne peut accéder aux séquences que dans l’ordre pensé par David Dufresne et Philippe Brault. Mais en même temps ce récit est construit en séquences qui, à chaque transition, offrent une ouverture vers des compléments d’information et des possibilités d’interaction où est réintroduit le contrôle par le visiteur de sa navigation. D’autres web documentaires tentent de dépasser cette problématique en instaurant ce qu’on peut appeler une « fausse interactivité ». En effet, la notion d’adaptation du web documentaire aux désirs de l'internaute doit être nuancée. Comme pour tout récit, l'écriture s'effectue sur la base d'un scénario pensé en amont : l’internaute est maintenu dans l’illusion que ses choix ont un impact sur le contenu informatif du web documentaire, alors qu’ils lui permettent seulement de donner un sens différent, personnel, à ce contenu. Si certains projets valorisent une narration immersive, avec le côté « documentaire-dont-vous-êtes-le-héros », en fait les options ne sont jamais infinies, tout a déjà été prévu et programmé : l’internaute se contente seulement d’emprunter les parcours élaborés à l’avance par l’auteur. Dans certains projets on dit à l’internaute qu’il est actif, mais à chaque fois qu’il clique il n’a qu’un seul choix, comme souvent dans Le Challenge. Ce web documentaire peut d’ailleurs être doublement agaçant pour l’internaute puisque les questions qu’il peut poser au fil du récit sont souvent limitées et le fruit d’une réflexion simpliste, voire manichéenne : il aimerait pouvoir poser ses propres questions. D’un autre côté, lorsque plusieurs choix sont vraiment proposés, comme dans Voyage au bout du charbon, l’internaute peut facilement être frustré : avoir l’impression qu’en faisant des choix il a raté une partie du contenu en empruntant tel parcours. « Même si on fait se croiser les narrations, il est essentiel de scénariser pour être sûr que l’internaute passe par des moments clefs parce qu’il ne s’agit pas non plus que les gens puissent se balader et qu’ils parcourent un documentaire qui ne leur apporte rien », explique Samuel Bollendorff.42 Il faut donc faire attention à ce que les gens ne circulent pas à la périphérie du projet, ce qui rend l’écriture documentaire très complexe. En effet, il faut faire 42 http://3web documentaireoc.com/fr/2010/04/22/interview-de-samuel-bollendorff/ 34
  • 38. passer l’internaute par des points névralgiques qui viennent argumenter le récit, et à partir de ce moment là proposer des digressions, mille chemins, mais à condition seulement que le spectateur soit passé par ces points stratégiques. A l’heure actuelle, très peu de web documentaires ont réussi ce défi qui freine de nombreux documentaristes à se lancer dans de tels projets et qui désarçonne facilement les internautes. c) Quand l’interactivité vient détruire le récit L’internaute peut très bien ne pas être réceptif à l’interactivité. Un projet comme La Cité des mortes, qui évoque la disparition des femmes dans la ville de Ciudad Juarez au Mexique, va très loin en utilisant des procédés narratifs qui éclatent le récit au point de le rendre pénible même pour un internaute confirmé. Tous les éléments qui composent ce web documentaire sont d’une grande richesse pris individuellement (extraits radio, galeries photos, carte interactive etc.) et mis en scène dans un environnement graphique et interactif remarquable. Mais on doit récolter soi-même des informations qui ne sont pas liées entre elles, et agir sur des éléments de l’interface sans en comprendre vraiment l’intérêt : il n’y a aucun fil directeur pour guider l’internaute et l’ensemble s’apparente plutôt à un gadget sophistiqué (cf. Captures d’écran 27). Ce web documentaire, qui est né suite à la publication d’un livre sur le même sujet, est donc difficile à exploiter si l'on a pas lu l’ouvrage avant : il se présente plutôt comme un complément d’information que comme une œuvre qui fait sens en soi. Il requiert aussi une certaine patience afin de saisir les possibilités de navigation et d’interaction avec l’interface. L’interactivité, c’est donc aussi quelque chose que tout le monde ne maîtrise pas forcément, contrairement à la simple action d’appuyer sur la touche “play” et de laisser filer l’histoire. Dans Montréal en 12 lieux, c'est à l'internaute de naviguer entre les différents contenus afin de construire son propre parcours entre les différents quartiers de la ville. Mais ce web documentaire est difficile à manier : on ne comprend pas comment exploiter l'ensemble des informations. L’interactivité est très développée puisque tout est à faire par l’internaute qui doit explorer plusieurs entrées et activer des onglets en permanence. Mais si le graphisme et l’ambiance sonore sont très travaillés, l’interface n’est pas intuitive du tout, la musique 35
  • 39. oppressante et le rythme de l’ensemble, trop rapide, est très difficile à suivre : tout s'agite en permanence, l’utilisateur est perdu et il est compliqué pour lui d’exploiter cette masse de contenu. L’interactivité peut aussi très bien être source d’ennui. Dans Voyage au bout du charbon, différents choix sont donnés à l’internaute à chaque nœud du récit. Les auteurs ont choisi de matérialiser et d’expliquer à l’internaute ces choix par de longues séquences textuelles. Or, le défilement de ces textes descriptifs sur une image fixe est souvent très lent ce qui rend la lecture longue : le passage à une autre séquence est laborieux, on s'ennuie rapidement (cf. Capture d’écran 28). A l’heure actuelle, la mode est à l’interactivité à tout va : on n’envisage pas de web documentaire sans cette possibilité pour l’internaute d’agir sur tous les éléments de l’interface et de contrôler un minimum la narration. Or, si elle est forcée, l’interactivité peut détruire un récit : certains types de narration requièrent justement une absence d’interactivité. Andrew DeVigal, chef du multimédia au New York Times, revendique une certaine retenue dans l’usage de cet outil : « L’interactivité permet de personnaliser l’expérience. Et il y a des circonstances pour cela, tous les types de narrations ne sont pas adaptés à l’interactivité. D’autres vont naturellement amener à l’interaction ou même la rendre nécessaire pour bien comprendre un sujet. Mais si elle est forcée, elle peut très bien détruire un récit. Les gens ne réagissent pas spécialement à l’interaction, ils s’intéressent au contenu. Et ils veulent que cela soit fluide. On doit toujours le garder à l’esprit quand on développe des contenus interactifs. Il suffit que l’histoire soit facile à comprendre, c’est tout ! ».43 Il faut donc impérativement laisser le choix à l’utilisateur de ne rien faire, ce que Cécile Cros et Laurence Bagot ont mis en application dans les Portraits d’un nouveau monde. Les différents web documentaires ont une narration linéaire, et si le spectateur a la possibilité de sauter certaines séquences, il a tout intérêt à laisser défiler le film ou le diaporama sonore s’il veut garder le fil du récit. Ces problématiques mettent en valeur les difficultés auxquelles sont confrontés les auteurs de web documentaires. 43 http://webdocu.com/?p=215 36
  • 40. 3. Pourquoi les documentaristes sont-ils réticents à se lancer dans le web documentaire ? Dans le milieu du web documentaire, les gens viennent d’un peu partout. Il y a beaucoup de professionnels de l’audiovisuel et du journalisme qui s’intéressent à Internet comme nouvel espace de diffusion et d’expression et aux nouveaux outils qui sont à leur disposition. Comment se fait-il que les plus concernés par le sujet, les documentaristes, soient les moins investis dans ce genre de nouveau projet ? Dans cette partie, j’ai décidé de donner une place importante aux témoignages des cinéastes documentaristes d’ADDOC.44 Certains ont accepté de me faire partager leur perception de ce nouveau genre en répondant à un questionnaire (cf. Annexes 3). a) Quelle place donner à l’internaute ? Est-il intéressant pour un objet documentaire de s’ouvrir aux contributions extérieures ? Risque-t-on d’y perdre le sens ? Doit-on permettre à l’utilisateur de générer du contenu ? Autant de questions que soulève le web documentaire quand on réfléchit à la place que doit occuper l’internaute dans sa construction narrative, et qui sèment un certain scepticisme chez les documentaristes. On l’a vu précédemment, il s’avère risqué à l’heure actuelle de restreindre l’utilisateur à un rôle passif de consultation, de peur de le perdre : il est devenu impératif de l’impliquer dans un projet web en lui donnant la main, et la parole. « Avant il y avait un photographe ou un réalisateur qui travaillait sur un sujet, donc c’est une histoire qui se faisait à deux et qui redescendait vers un public passif. Aujourd’hui, il y a toujours un photographe ou un réalisateur, un sujet et un public. Mais ce public a la main, il est actif, il est même interactif et donc le fait de travailler à trois nous oblige à nous préoccuper de la position de l’internaute », explique Samuel Bollendorff.45 Mais alors dans quelle mesure est-il possible de laisser le public participer à une oeuvre, tout en conservant une structure narrative forte et la signature de son auteur ? A ce sujet, Seb Coupy a une position très tranchée : « Les glissements de sens, les liens, le montage, me semble une question trop importante pour que les 44 Association des cinéastes documentaristes 45 http://3web documentaireoc.com/fr/2010/04/22/interview-de-samuel-bollendorff/ 37
  • 41. auteurs la laisse au spectateur. Je suis notamment intéressé dans mon travail sur la façon dont on peu jouer sur la durée. La durée que l’on ne peut zapper. Le doc, et plus largement le cinéma est pour moi une affaire de durée, de rythme, c’est une affaire très musicale et je crois que de ce point de vue là, le web doc ce situe ailleurs ». Et pourtant, certains web documentaires parviennent à trouver des compromis entre la place de l’internaute et le point de vue de l’auteur. Dans les Portraits du Nouveau Monde, Cécile Cros et Laurence Bagot entendent privilégier la force des regards de leurs auteurs : la participation du public n’est pas l’angle d’attaque de ces web documentaires, et, on l’a vu précédemment, la narration des différents projets est linéaire : l’internaute a une marge de manoeuvre très restreinte. Selon elles, le documentaire n’a pas grand-chose à gagner à s’ouvrir aux contributions extérieures ou au contenu généré par l’utilisateur. Les possibilités d’interaction sont donc minimisées et les commentaires sont relégués en bas de page. Ce choix peut découler du refus de céder au mirage du « public comme co- auteur » et d’une certaine frilosité face à un processus difficile à canaliser pour qu’il serve réellement le sens : la participation des internautes requiert un travail de modération en arrière-plan, qui peut vite s’avérer chronophage. Dans l’ensemble, les cinéastes documentaristes sont partagés sur la question de la place de l’internaute : si Chantal Quaglio considère que l’internaute est « spectateur d'abord et donc ouvert à une démonstration et à une réflexion », Solveig Dubois considère que sa place doit être « la même que pour les autres formes en termes de réception, mais il peut être plus engagé en matière de réflexion, par l’ajout de commentaire, de critiques, par sa manière d’interagir avec la forme proposée ». Or, comme le justifie Seb Coupy, « laisser le spectateur construire le réçit implique forcément de le laisser s’inventer son histoire, son temps et donc de diluer progressivement le point de vue de l’auteur ». Et c’est là ce que craignent de nombreux documentaristes. 38
  • 42. b) La remise en question du point de vue de l’auteur Dans le milieu du documentaire, on considère communément que le réel n'est transmissible que s'il passe par la subjectivité d'un auteur qui façonne et invente son usage du monde. Or, force est de constater que dans les web documentaires les auteurs ouvrent à la critique les propos qu’ils tiennent et délèguent à l’internaute le soin de construire le récit. Leur point de vue, inévitablement diffus, ne bénéficie plus de la même armature rhétorique que dans le documentaire traditionnel. “Dans les documents numériques, la présence de l’auteur s’avère problématique ; elle décroît encore à mesure que celle du lecteur est au centre du dispositif. Dans les hypertextes, par exemple, la pratique des liens non seulement prive l’auteur de sa relative maîtrise sur le parcours de lecture, mais elle lui retire une partie de l’armature rhétorique qui lui permettait de conduire son lecteur”, 46 explique Roger Pédauque. En effet, certains projets ressemblent plus à une base documentaire, au détriment d’une narration pouvant exprimer le point de vue documenté de l’auteur. En témoigne le commentaire de la journaliste Josefa Lopez qui travaille actuellement sur un web documentaire sur le travail en prison : « Notre projet se veut avant tout objectif, nous ne dévoilerons pas notre avis sur le travail en prison, nous voulons au contraire remettre les choses en place : faire tomber les préjugés qui existent sur le sujet en apportant le témoignage de différents acteurs, afin que l’internaute se forge lui-même son opinion. Disons que nous réalisons une base documentaire sur ce thème, que le visiteur pourra exploiter à sa façon » (cf. l’interview intégrale en Annexe 2). Ainsi, le terme de web documentaire serait-il inapproprié ? Devrait-on parler plutôt de web reportage ? c) Le web documentaire n’est pas du documentaire Pour certains documentaristes, la forme reste prisonnière d'une grammaire ancienne, se contentant des signes extérieurs du documentaire sans s'approprier et adapter les codes cinématographiques. La démarche de l'auteur, sensé tenir par la 46 PEDAUQUE Roger, La Redocumentarisation du monde, Cépaduès, 2007 39